Episode 1
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Citation:
Fort aux Bois, 13ème de Janvier de l’an de grâce 1208.
Messire le Duc,
Si mon émissaire vous est envoyé aujourd’hui, ce n’est malheureusement point pour une heureuse nouvelle. Je souhaite vous enquérir d’un drame qui s’est déroulé dans mon fief de Fort aux Bois et qui concerne votre protégé Jehan la Jambe.
Votre ancien soldat fût pris hier d’une folie meurtrière. Il assassina un vagabond, sa femme et sa fille avant de s’adonner sur leurs dépouilles à des rituels que seul le malin put lui suggérer.
En effet, l’escouade qui visita sa chaumière m’informa que le vagabond avait été séparé de sa tête et que femme et fille la Jambe semblaient avoir été dévorées.
Ce drame a mis en émoi toute la populace de Fort au Bois. Vous connaissez, Messire, la ferveur chrétienne de notre province, et bien que je saches que vous ne la partagez pas aussi ardemment, Je suis sûr que vous ne vous opposerez pas à l’instauration d’un tribunal d’inquisition pour juger et châtier miséricordieusement Jehan la Jambe. Bien entendu en temps que votre vassal, j’attendrais votre autorisation pour débuter le procès, mais je vous rappelle qu’une quelconque grâce ou protection envers votre protégé serait mal vécue par le peuple de Fort aux Bois et risquerait de mettre à mal l’autorité ducale ou votre indifférence envers la Sainte Eglise de Rome est déjà parfois mal comprise.
Sachez, Messire le Duc, que notre Evêque s’est engagé à faire preuve de toute l’impartialité et la miséricorde qui incombe à sa fonction, et que rien ne sera fait pour éroder votre autorité dans notre province. Je compte sur la confiance que vous me portez pour régler avec sagesse cette sombre affaire.
Je vous demanderai aussi, cher Suzerain, de libérer pour quelques jours de ses obligations à vos côté Renan la Jambe, afin qu’il puisse assister aux funérailles de ses pauvres mère et sœur.
Dans l’attente de votre autorisation, veuillez convenir, Messire le Duc, de ma fidélité et de mon allégeance.
Philippe l’Agile,
Seigneur de Fort au Bois
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« - La Jambe… la Jambe ! »
« - Oui Capitaine ? »
C’était les premiers mots du jeune homme depuis leur départ, trois jours auparavant.
« - Au lieu de bailler aux corneilles, donnez-nous quelques indications sur les coutumes de votre pays natal avant notre arrivée… »
« - Il n’y a pas grand-chose à dire, nous vivions loin du village et mon père m’a fait rejoindre la garde ducale à 13 ans… »
Le Capitaine de Seine sentait bien que l’ambiance au sein de son convoi était tendue, mais après quelques heures de cheval, ses deux autres compagnons, le Sergent Hardi et l’émissaire du Seigneur Philippe l’Adroit avaient commencé à discuter de la pluie et du beau temps comme si de rien n’était. C’était d’ailleurs étonnant que l’émissaire se soit apaisé aussi rapidement. Il avait exprimé de grandes réserves quant à la décision du Duc de monter une équipe pour enquêter sur le massacre de Fort aux Bois. Le Seigneur l’Adroit ne voulait surtout pas voir arriver un groupe qui se substituerait à son autorité juridique et à celle du clergé local. Il vivrait cela comme un désaveu du Duc et il reprocherait sûrement à son émissaire son manque de pugnacité. Mais de Seine n’en avait cure, il représentait l’autorité ducale et ne s’en laisserait sûrement pas conter par un seigneur de campagne. Le Duc avait clairement exprimé le désir que la lumière soit faite sur cette affaire, et que Jehan la jambe bénéficie de toutes les ressources judiciaires avant qu’un verdict ne soit donné.
De Seine ne voulait pas que le fils la Jambe se joigne à l’expédition. Certes, ce crime affreux concernait sa famille, mais il aurait été plus judicieux à son avis de le faire venir par un autre convoi pour qu’il se contente d’enterrer sa mère et sa sœur. Le Duc n’avait pas voulu débattre de cette question avec le Capitaine qui avait dût s’incliner. Maintenant il se retrouvait avec ce gamin amorphe dans les jambes, et il savait très bien que cela compliquerait ses investigations. Quelle crédibilité aurait-il face au Seigneur l’Adroit avec un membre de la famille de l’accusé dans la commission d’enquête ? Le vassal penserait que leur unique but était d’innocenter la Jambe. Mais n’étaient-ils pas là pour cela justement ? Le Duc appréciait les La jambe, père et fils, et il était étonnant qu’un héros de guerre réputé pour sa loyauté et son sang-froid sombre du jour au lendemain dans la démence et se livre à un tel massacre.
« - Vous viviez donc en ermites ? »
« - Mon père est un militaire, les préoccupations des gueux de la région ne l’ont jamais intéressé, non que nous avions de mauvaises relations avec nos voisins… »
« - Mais vous étiez suffisamment isolés pour qu’un crime se produise sans alerter les alentours. »
La Jambe se raidit, garda le silence quelques secondes, et répondit :
« - En effet. »
De Seine avait décidé que si le fils voulait prendre part à l’enquête, il fallait qu’il prenne ses distances avec le drame. Ainsi de temps en temps, il éprouverait son sang-froid en lui ravivant ses plaies encore fraîches, et si le jeune homme émettait la moindre protestation, il le renverrait sur le champ.
« - Et vous, Emissaire, nous ferez vous l’honneur de nous présenter votre contrée ? »
Le diplomate s’éclaircit la voix comme pour entonner un sermon.
« - Les trois valeurs de Fort au Bois sont : Loyauté, labeur, et piété. Dieu guide le… »
« - Epargnez-nous vos sornettes ! Le Duc n’est plus avec nous… On ne peut pas dire que la loyauté envers le Duché est une valeur qui a fait la légende de votre région… Il est vrai par contre que votre amour des superstitions est légendaire. D’ailleurs, le Seigneur Philippe l’Adroit ne s’était-il pas proclamé Elu de Dieu lors de votre tentative de sécession il y a dix ans ? »
De Seine sentit qu’il avait fait mouche.
« - Si j’avais su que votre but était d’être insultant, j’eut préféré que nous ne commencions pas cette conversation, Capitaine. »
De Seine lui sourit comme il l’aurait fait à un enfant, et détourna son regard. Au temps pour la cordialité, se dit-il. Sa mission était judiciaire, non diplomatique. Il devait dès le départ faire comprendre à tous que, durant l’enquête, il représentait l’autorité suprême. Le moindre signe de faiblesse se retournerai contre lui. Il serait arrogant, pédant, parfois grossier, et grâce à cela, ces paysans le respecteraient et le laisseraient mener sa besogne. Jusqu’à l’entrée de Fort au Bois, plus personne n’ouvrit la bouche.
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Quand de Seine entra dans la salle de conférence du Seigneur l’Agile, son Emissaire lui avait déjà annoncé la décision du Duc et il s’entretenait avec l’Evêque. Il sentit tout de suite que la conversation serait tendue. Arrivé face au trône, il posa un genou à terre et salua le Seigneur.
« -Relevez-vous, Capitaine… Ainsi le Duc nous pense incapable de gérer nos affaires. Je pense que vous êtes conscient que c’est par pure loyauté que je l’ai averti de la situation dans laquelle s’est mis Jehan la Jambe. Je connais l’estime que le Duc a pour lui, mais je ne m’attendais pas à voir débarquer une troupe pour m’empêcher de faire exécuter la loi. »
« - Nous sommes trois, mon Seigneur… Le mot « troupe » est un peu excessif. Cette affaire est ardue, nous venons juste vous assister afin que l’entière lumière soit faite sur cette sombre histoire. »
L’Evêque s’avança vers de Seine, visiblement agacé.
« - En quoi des militaires seraient-ils capables pour une manifestation du malin ? L’attente de vos conclusions nous force à garder en notre sein un être démoniaque… Peut-être a-t-il déjà perverti d’autres membres de notre congrégation ! »
« - C’est bien cela qui a décidé le Duc à m’envoyer ici. Il juge en effet les solutions du clergé dans ce genre d’affaire trop expéditives. Personne ne veut brûler un innocent, n’est ce pas ? »
Philippe l’Agile se leva brusquement.
« - Un innocent ? Cet homme a tué trois personnes dont deux membres de sa famille ! Le Duc veut-il encourager la barbarie dans ses provinces ? »
« - Si effectivement la Jambe est coupable des faits que vous lui imputez, vous pourrez en faire ce que vous voudrez. Mais si d’ici là, si le moindre mal lui est fait, vous en repartirez directement avec le Duc. Et si cela devait arriver, Messire l’Evêque, je vous conseille de prier encore plus ardemment. Votre dieu, malheureusement, ne vous sera pas d’un grand secours. »
L’Evêque était devenu rubicond.
« - Vous blasphémez, mécréant ! Vous en répondrez devant Dieu ! »
De Seine s’était déjà retourné vers la sortie. Sans même un regard vers ses interlocuteurs, il répondit :
« - Je m’en soucierais en temps voulu. Pour l’instant, je vais m’installer dans mes quartiers. Ensuite j’irais rencontrer notre prévenu pour connaître sa version de l’histoire. Demain matin je souhaite qu’un de vos soldats me mène vers le logis des la Jambe pour que je puisse observer le lieu. Sur ces mots, Messires, je vous souhaite une bonne soirée. »
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