#16
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Le Retour.
« C’est dans cinq minutes, Joe. - Okay. » La porte claque derrière Mike. Je suis seul, encore. Face à moi-même. J’ai…j’ai peur. Je ne l’avouerais jamais à voix haute, mais je suis terrifié. J’ai tout fait pour être là, ici et maintenant…je doute. Je me demande si j’ai eu raison de venir, si je ne me suis pas surestimé. Forcément, d’ailleurs. Je me suis toujours cru plus fort que je ne l’étais ; c’est pour ça que je suis ici, en fait. C’est mon retour, ce soir. Des centaines de personnes attendent, dehors. Ils m’attendent, moi. Ils veulent me revoir remonter sur le ring, revoir « Big Joe » mettre au tapis un loser quelconque ; et ils vont voir ça. Ils ont payé, ils se sont traînés jusqu’ici alors que ce n’est qu’une bande d’alcooliques, de chômeurs et de putes. Ils sont la merde de l’Humanité, ils sont des rebuts de l’Enfer. Ils sont mes fans. Mon Enfer. Je vais gagner, je le sais déjà. Mike a arrangé ça grâce au Gros, et on m’a mis au courant pour que je sois plus « détendu ». Un pauvre loser comme moi va s’allonger pour que je puisse être le « vainqueur » ; lui aussi revient de l’Enfer, lui aussi a connu la défaite et l’humiliation…il est juste plus vieux. Sur moi, on peut encore gagner. Sur moi, on peut encore se faire du fric. C’est pour ça que tout est prévu…c’est pour ça que je suis là. Ça fait des semaines que je n’ai plus boxé…que je me repose. Que je panse mes plaies, que j’essaye de me reprendre. Mike me dit que c’est normal, que tous les boxeurs sont passés par là : le doute, les remords, la crainte…c’est pour tout le monde la même chose. Il dit que je ne suis pas différent des autres sur ce point et que tout ira bien. Que je n’aurais qu’à frapper et tous mes coups atteindront leur but, et qu’enfin tout redeviendra comme avant. Ouais. Tout va redevenir comme avant. C’est mon retour, mon « grand retour » comme le disent les affiches du combat. Après des semaines à boire à la paille et demander à ma femme de me gratter les fesses. Après des semaines à pleurer la nuit en espérant ne pas me réveiller le matin. Après des semaines à me rappeler pourquoi je n’étais pas à la hauteur. Je ne l’ai jamais été. Ce n’est pas de la déprime de boxeur, ce sont juste des faits : je n’ai jamais gagné de grand combat, je n’ai jamais été aussi extraordinaire qu’on le dit. J’ai…triché. J’ai presque toujours triché. J’ai demandé de l’aide à ceux qui savent construire des carrières parce que je pensais que c’était la meilleure solution. J’ai vendu mes poings à des criminels pour qu’ils créent « Big Joe » ; le jour, je m’entraînais, le soir j’étais sur le ring, et la nuit…la nuit, je me battais encore. Mais sans règle, sans scène, sans public. Juste les poings cognant sur de la chair molle, sur des pauvres gars qui ne payaient pas ce qu’ils devaient au Gros. Je n’en suis pas fier, mais c’est comme ça que « Big Joe » s’est créé. Tous les matchs que j’ai gagnés, toutes mes victoires sont fausses ; je ne suis pas un gagnant…je suis un tricheur. Des gosses me voient comme un modèle alors que je suis creux. « Big Joe » n’existe pas. Il n’y a que Joseph, un pauvre type de New York qui essaye de donner un sens à sa vie…et foire tout. J’ai basé mon existence entière sur un mensonge, et je m’y suis perdu. Ma…ma femme ne sait rien. Ma fille non plus. Elles me voient comme une idole, comme quelqu’un de remarquable, qui a su passer au-delà de sa blessure pour revenir. C’est mon grand retour, après tout ; et je vais gagner, et relancer une série de victoires. Elles seront fières, elles hurleront dans le public et je serais encore merveilleux. Mais c’est faux. Je leur mens, comme je mens aux gosses dans la rue. Je ne suis pas un « héros », je ne suis pas une icône. Je suis juste un type qui essaye de faire quelque chose de sa vie et n’y arrive pas. La seule chose que je sache faire dans ma vie, c’est frapper, user de cette grosse carcasse qu’on m’a donnée à la naissance. Je n’ai jamais été bon à l’école, et je ne sais pas tenir un outil dans mes grosses mains. J’ai trente-trois ans, et ma seule utilité en ce monde est de taper d’autres pauvres types comme moi. Et je triche. Je suis un maillon d’un système pourri, et…et ça n’est pas de ma faute. Gamin, j’ai eu le choix entre ça et une vie de crimes et de délits, une vie de p’tit con qui ne dépasserait pas les vingt-cinq ans. Au fond, j’ai choisi la « meilleure » solution : je suis en vie, j’ai une famille et je vais bientôt faire mon grand retour. Mais c’est faux. Ça a toujours été faux. Et je n’arrive plus à le supporter. Je n’arrive plus à me regarder dans une glace, maintenant. Je n’arrive plus à me dire que ça ira, qu’il faut juste profiter et oublier le reste. Un pauvre type va se laisser tabasser pour des histoires de fric, et je devrais faire ça sans rien dire. L’esprit de la boxe, le « noble art », je n’y ai jamais cru : ça n’a toujours été qu’une histoire de types qui se frappent pour que d’autres exultent, mais…quand même. La boxe, c’est aussi du respect, des règles…de l’honneur, au fond. Ce sont deux hommes qui sont prêts à se déchaîner l’un sur l’autre, mais jamais à se tuer. Qui se frappent sur le ring mais boivent un verre après ensemble, et se font soigner ensemble. Ce sont deux hommes qui s’affrontent. Deux hommes seulement. Pas plus. Pas des intérêts, du fric ou de l’influence. Juste deux hommes et un ring. Je fais partie de ce système pourri et quoique je fasse, il ne changera jamais. Que je perde, que je gagne, le Gros sera toujours gros, Mike sera toujours Mike et les magouilles continueront. Je sais tout ça. Je sais aussi que si je ne fais pas mon grand retour, Nora et Julia ne pourront pas continuer à vivre ainsi, qu’elles perdront ce que j’ai mis tant de temps à leur donner. Que « Big Joe » n’existera plus jamais, que je perdrais tout. C’est mon grand retour, le début d’une longue série de victoires selon Mike – et on peut le croire, il a tout préparé. C’est mon grand retour. J’ai encaissé la blessure, le handicap, tout…je mérite ce retour. Je mérite cette carrière, après avoir tabassé tant de pauvres gars. C’est mon grand retour. Tout ce que j’ai à faire, c’est de tabasser un pauvre type qui a profité des mêmes choses que moi. Chacun son tour, en fait. Il a eu sa part, à moi la mienne. Et comme ça, ma famille sera heureuse, et j’aurais tout ce dont j’ai toujours rêvé. Gamin, je voulais être riche, célèbre, aimé…heureux. Je voulais être heureux, je voulais être ivre d’un bonheur dont on m’avait toujours privé, alors que mon père était emmené en prison sans oser me regarder en face ; il a condamné ma mère au trottoir à cause de ça. J’avais honte des moqueries à l’école, j’étais dégoûté d’être moi-même et je me suis juré de ne jamais revivre ça. De me battre pour que ça n’arrive plus. Gamin, je voulais être fier de moi et ne jamais tomber aussi bas que mes parents. Gamin, je voulais ne pas ressembler à mon père. Je voulais, quoique je fasse, quoiqu’il m’arrive, être capable de regarder mes enfants dans les yeux et leur dire que j’avais fait ce que j’avais pu, parce que ça aurait été le cas. Gamin, je voulais être un homme pouvant se regarder dans la glace. Je voulais être un homme fier. « Joe ? C’est à toi. » Lentement, je me lève. C’est mon grand retour, le début d’une longue série de victoires. Ça doit être facile, rapide. Ça le sera. Mes pas me mènent dans le couloir, à quelques centimètres de mon adversaire, un rouquin bien bâti d’une quarantaine d’années – Jack, paraît-il. Je ne le connais pas plus que ça, mais il a été très bon, à une période. Il a juste forcé sur la bouteille et doit maintenant gérer son gosse handicapé. Il tient entre ses doigts une petite main, celle d’un gamin roux lui aussi…et aveugle. Il a un gosse aveugle, et il soupire en le regardant ; il semble partagé, perdu. Le Gros a dû lui promettre du fric s’il se couchait, mais ça veut dire se coucher devant…son fils. Aveugle. Son fils handicapé, qui doit en baver ici et qui ne doit avoir que son père comme héros, comme espoir. Ouais, le gosse ne doit avoir que lui, ça se sent. Ce type n’a qu’à se laisser faire pour empocher le fric et donner un avenir à son gosse. C’est facile, rapide. C’est une chance inespérée d’aider son gamin. Mais ça veut dire perdre devant son gosse. Détruire la confiance qu’il a en son idôle. Et il ne le fera pas. Il ne laissera pas son fils subir la honte de la défaite. Ça ne sera pas la fois de trop, ça se sent dans son visage. Il ne s’humiliera pas une fois de plus, ce soir. Et moi non plus. Je suis « Big Joe », tout le monde m’attend et ça doit être mon grand retour. Ça sera ma grande sortie. J’ai mal aux côtes et à la nuque, mes poings sont usés et je vais perdre, je le sais. Jack est vieux mais je sais qu’il veut rendre son fils fier ; il y parviendra. Je vais me donner à fond, je vais me battre comme jamais mais je ne peux rien face à un père voulant rendre son fils fier de lui. Ça sera un beau combat. Ça sera une belle soirée, pleine de surprises. Et ça sera malgré tout mon grand retour. Pas sur le ring, pas dans la boxe. Ce soir, je fais mon grand retour devant la glace. Ça ne sera pas facile, ça ne sera pas rapide, mais ce n’est pas grave. C’est le seul retour qui importe ; le seul qui me permette de dire à ma fille que j’ai fait de mon mieux – qui me permette de la regarder et de la prendre dans mes bras. Le seul qui me permette d’être fier. |
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On ne badine pas avec l'amour d'Alfred de Musset?
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VENTES VF : RONIN, L’ETRANGE VIE DE NOBODY OWENS t.1 & 2, THE SWORD (Luna Bros.) t 1-4 et plein de VALIANT, MARVEL, DC VO/VF! Dernière modification par Hilarion ; 28/09/2009 à 14h46. |
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Je viens juste de me relire "DD : Yellow" de Loeb et Sale, il faut dire. Ton texte a un côté Busiek dans Marvels avec le point de vue des anonymes. Et il est surtout trés touchant. Bravo! |
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Bon, décidément, j'ai trop de trucs en route, et je n'aurais pas le temps de finir...
Voilà sur quoi j'étais parti...
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un petit texte, presque dans les temps Je vais pouvoir lire les vôtres maintenant
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L'amour pour épée, l'humour pour bouclier ! (B WERBER) |
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Mais je ne les ai même pas vu se poster ces textes !
Bon, je profiterai des vacances pour les lire, et peut-être en écrire un
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The Firestarter en vente sur Thebookedition ! Farsighted The Firestarter Saison 1 partie 1 : L'intégrale. Les Colos de Steuf ! L'ultra-libéralisme c'est l'anarchisme des cons. |
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Tiens bonne idée, profites-en pour nous les imprimer pliz
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J'essaye à un moment creux.
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@ Wildcard: Un bon poème plein de nostalgie
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L'amour pour épée, l'humour pour bouclier ! (B WERBER) |
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Ben oui, quand même.
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Wildcard: bon texte, j'aime bien. Je ne suis pas porté sur la poésie mais ce fut plaisant de lire.
Halnawulf : j'aime bien ! C'est dommage de t'être stoppé, j'aimerais bien voir plus de choses. C'est en tout cas très lisible et bien sympathique à lire. Thoor : comme toujours, très bon. C'est court mais intense, bien écrit ! |
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Tout le monde a bien compris que Wildcard avait posté un extrait de "On ne badine pas avec l'amour" d''Alfred DE MUSSET, dites-moi?
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Wildcard rends moi mon point vert enfoiré !
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Euh... Tu nous as fait quoi là Wildcard ?
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euh non, j'avais pas capté en fait... mais c'est mal...
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C'est en voyant un moustique se poser sur ses testicules qu'on réalise qu'on ne peut pas régler tout les problèmes par la violence. Mes planches originales de comics à vendre.http://xanadu-art.eklablog.com/accueil-c17038922 |
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