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Vieux 19/12/2013, 19h48
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Musique Jazz !

Suivant la suggestion de Hips !, j'ouvre donc ce topic où je posterai mes critiques jazzy.
(Tout ça va faire un bide retentissant, je le sens, mais bon, ça évitera d'encombrer le topic "en ce moment j'écoute en boucle...")

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Allez, c'est parti !



Voilà une merveille que j'ai découvert récemment et d'une manière tout à fait hasardeuse, mais qui fait déjà partie des albums fétiches : Nana Mouskouri in New York !

Situons l'affaire : nous sommes en 1962 et Nana Mouskouri a 25 ans. Comme elle le raconte elle-même dans les notes du livret de l'album, elle prend pour la première fois l'avion pour les Etats-Unis où elle a été invité par le président de Mercury, Irving Green, à enregistrer son premier album en anglais, sous la direction de Quincy Jones.
Pendant une semaine, la jeune chanteuse, inconnue là-bas, visite la "grosse pomme" en compagnie de Quincy ou seule. Il l'emmène dans des clubs de jazz ou des salles de concerts où elle assiste aux shows d'artistes comme Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, Dinah Washington, Duke Ellington, Miles Davis, Louis Armstrong... Elle goûte aussi au popcorn et aux hamburgers.
Lorsqu'elle demande à Qunicy à quand elle va enfin chanter, il lui répond : "prends du bon temps et apprends".
Finalement, elle entre en studio et commence à enregistrer une série de classiques du répertoire jazz (et une reprise partiellement chantée en français du "Et maintenant" aka "What now my love" de Gilbert Bécaud), avec un orchestre conduit par Torrie Zito.
Le résultat est époustouflant de beauté : les arrangements sont somptueux, la voix de Nana sidérante, puissante quand il le faut, suave le plus souvent, cristalline... Comme dit Quincy : "a voice that turns melody into magic".
Le plus étonnant avec cet album et son interpréte, qu'on n'associe pas à ce genre musical ni à la façon qu'elle a de chanter ici, c'est l'érotisme qu'ils dégagent. Un examen de la track-list laisse rêveur sur la différence entre le témoignage candide de Nana sur son séjour américain de l'époque et le projet conçu par Quincy : pour parler franc, c'est une vraie invitation aux plaisirs des sens, quasiment un baisodrome - "That's my desire", "Love me or leave me", "What's good about goodbye", "Hold me, thrill me, kiss me", "The touch of your lips", "These things I offer you"... N'en jetez plus !

Mais le plus incroyable, c'est la petite histoire de cet album qui a longtemps (jusqu'en 1999) été introuvable en Europe. En 97, lors d'un concert, Nana reprend quelques-uns des standards gravés sur cette galette et provoque la surprise chez ses fans qui se demandent d'où sortent ces chansons. Après quelques recherches, on découvre l'existence de ces enregistrements rétés inédits chez nous, et Universal (la maison-mère de Mercury) réédite tout ça en cd, avec 3 titres jamais publiés !

On peut dire "merci" car on n'est pas passé loin du chef d'oeuvre oublié !

*



Dernièrement aussi, je me suis offert pour une somme dérisoire un coffret comprenant l'équivalent de 7 albums de Grant Green rassemblés sur 4 CD.
Bien entendu, on y trouve le bien nommé Grant's First Stand enregistré en 1961.

Grant Green ne figure pas dans les classements des meilleurs guitaristes de tous les temps dans les magazines musicaux (pas plus que Wes Montgomery ou Kenny Burrell par exemple). Pourtant, c'était un musicien tout à fait prodigieux comme en témoigne ce disque.
Le virtuose s'y produit dans une formation réduite comme il les appréciait et qui le mettait le plus en valeur, aux côtés de "Baby Face" Willette à l'orgue Hammond et Ben Dixon à la batterie.
Son jeu de guitare est un pur délice : chaque note, chaque accord, tout est vibrant et élégant, d'une douceur extraordinaire et pourtant d'un swing implacable. On a littéralement la sensation qu'il joue à côté de vous, juste pour vous, et ses sidemen sont au diapason, soutenant chaque morceau avec justesse et vigueur.
Il ne faut pas s'effrayer de la durée de certains morceaux : le jazz est une expérience différente du temps musical qui requiert que l'auditeur s'abandonne. Ce n'est pas quelque chose qu'on apprécie en regardant le compteur des minutes sur sa chaîne hi-fi, c'est une invitation à fermer les yeux, à se laisser envahir, et alors on se met à taper du pied, on suspend son activité parfois pour laisser la musique divinement interprétée vous étreindre.

Le mythique saxophoniste Lester Young disait qu'il rêvait que ses notes soient aussi claires que des paroles. C'est exactement le sentiment qui nous saisit lorsqu'on écoute la guitare de Grant Green.








En vérité, pour être précis, je suis dans une période guitare Jazz, et plus exactement une période guitare Jazz Grant Green. Je vous ai peut-être déjà dit que j'avais dégoté un coffret de 4 CD qui contient l'équivalent de 7 de ses albums, et donc ça fait un bon morceau.

De Grant Green, les experts disent qu'il jouait une seule note à la fois mais que son style était si brillant que, selon l'expression de Lester Young, chaque note ressemblait à une parole.
J'aime ce style concis, qui sait être rythmé ou délicat quand il faut. C'est si clair, si net, si parfaitement maîtrisé, on dirait une épure. Il jouait souvent sur une Gibson avec une caisse assez profonde, ce qui donnait un son à la fois rond et fulgurant.
Dans ce registre, avec ce style, il faut une section rythmique solide et subtile, qui ne vient pas couvrir le phrasé de la guitare, et quand on y ajoute un clavier (piano ou orgue), voire des cuivres (un saxo ténor) ou des vents (une flûte), il faut que ce soit en contrepoint de la guitare, comme un dialogue entre les deux.

Et sur ces plans-là, un album comme Grantstand est une merveille, avec Yusuf Lateef, qui est un accompagnateur que je connais peu mais dont le jeu est superbe (il aterne saxo et flûte sans problème). Avec l'organiste "Brother" Jack McDuff et le batteur Al Harewood, c'est une des meilleures équipes qu'ait eu Green. Le groove de ce combo est irrésistible, culminant sur Blues in Maude's Flat (15' de bonheur pur).

Sur Born to be blue, Green fait équipe avec un saxophoniste méconnu, mort trop tôt, mais qui a un son formidable, volupteux, caressant, romantique : Ike Quebec. Il était habitué à jouer lui-même avec des formations réduites (tenor sax, organ, drums), et à la fin des années 50, il était un peu l'illustre inconnu du Jazz car ses morceaux efficaces et élégants passaient dans les juke-box comme musique d'ambiance (il méritait mieux, mais il acceptait d'interpréter les standards du répertoire en se pliant aux contraintes de temps sans perdre sa personnalité - croyez-moi, quand on connaît ce saxo-là, on l'a dans la tête à vie !).
Rythmiquement, Green a connu un des meilleurs pianistes sur la place avec Sonny Clark (je viens d'ailleurs de me commander The complete Quartets of Grant Green with the Sonny Clark Trio). C'était peut-être le pianiste le plus en phase avec Green, des accords détachés, un swing discret mais top, un musicien raffiné qui servait d'abord le morceau avant de se la raconter (son album Standards est un chef d'oeuvre absolu, à prescrire à quiconque veut goûter au piano).

Enfin, sur The Latin Bit, Green revisite, exercice classique de moults jazzmen, des tubes bossa nova, comme Besame mucho ou Tico tico. Il a à ses côtés deux sud-américains brillantissimes, qui ont collaboré avec Herbie Hancock : (attention, les noms !) Willie Bobo et Carlos 'Potato" Valdes. Si vous ne tapez pas du pied en écoutant ça, vous devez consulter un ORL !

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Quand y'en a plus, y'en a encore, et j'alterne Grant Green avec un autre génie absolu de la gratte : Wes Montgomery.

Génie, oui, car, comme Django, Wes a révolutionné la pratique de son instrument. Figurez-vous qu'il jouait sans médiator, simplement en promenant son pouce de haut en bas et de bas en haut : cette méthode, il l'avait adopté car, père de six enfants, il ne voulait pas les réveiller quand il s'exerçait !
Il a commencé à apprendre la guitare tardivement, après avoir essayé enfant : il avait déjà 20 ans. Mais son toucher est unique, d'une tendresse et d'une précision fabuleuse. Il joue vite, il joue lent, il joue cassant, ou il joue caressant, mais il joue divinement. Wes Montgomery est un dieu de la guitare : quand on le découvre, on n'entend plus cet instrument comme avant.
C'est aussi un musicien qui aura connu deux carrières : d'abord chez l'éditeur Riverside, où il joue le plus souvent dans de petites formations (guitare, basse, batterie ou guitare, orgue, batterie, parfois avec un saxo ténor en plus), avec ses deux frères aussi (un vibraphoniste-pianiste et un bassiste: les "Groove brothers" comme on les appelait). Les puristes affirment que c'est sa meilleure période, et quand on écoute The incredible jazz guitar of Wes Montgomery, assurément un de ses sommets, on peut le penser. Il y a un swing extraordinaire dans ses morceaux, c'est racé, rythmé, sexy.

Puis dans les années 60, il signe chez Verve et, aussi parce qu'il doit manger et faire manger sa famille, il enregistre des galettes avec de grands orchestres, souvent conduits par Don Sebesky, produit par le maestro Creed Taylor, où il reprend des standards jazz et pop. C'est plus easy listening, plus commercial, parfois plus sirupeux, mais c'est quand même sublime, cette guitare en diamants sur un tapis de cordes, capable de revisiter aussi bien A day in the life des Beatles que The Fox de Lalo Schiffrin (si, si, vous connaissez ce morceau : c'était la musique de la pub pour les collants Dim !), ou des titres plus classiques comme West Coast Blues. Le titre Bumpin', qui donne son nom au disque, est une des plus belles partitions qu'on puisse écouter dans le répertoire de sa seconde vie : 6'40'' dignes d'une bande-son d'un film imaginaire.

Il n'aura cependant pas beaucoup de temps pour savourer son succès car il est mort d'une crise cardiaque à 45 ans, après avoir étreint sa guitare comme un amant étreint sa maîtresse et beaucoup trop fumé.

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Ike Quebec n'a enregistré qu'une petite quantité d'albums (7 en tout) comme leader. Il est mort en 63 au sommet de son art et alors que sa carrière redémarrait, victime de son addiction à la drogue, et après avoir démarré comme sideman dans des big bands (notamment sous la direction de Cab Calloway).

Comme Hank Mobley, ce n'était pas un saxophoniste révolutionnaire, mais un musicien au son reconnaissable, avec beaucoup de coffre, qui excella dans les formations réduites. Héritier de Ben Webster ou Coleman Hawkins, il possédait un style plein de rondeur, de chaleur, formidable dans les ballades mais aussi tonique dans les morceaux plus swings.

Heavy Soul démontre parfaitement les qualités d'Ike Quebec : enregistré en Novembre 61, il regorge de ballades fondantes. C'est un disque qui respire le blues, mais un blues sensuel, aux mélodies élégantes, jamais lassantes.

Il est accompagné par l'organiste Freddie Roach, un instrumentiste au son un peu daté et sans beaucoup de relief, qui met encore plus en valeur les longs solos de Quebec. Milt Hinton à la contrebasse et Al Harewood à la batterie soutiennent aussi humblement mais avec solidité le leader.

De superbes compositions (dont quelques unes par Quebec lui-même : "Aquitted", "Que's dilemma", et "Heavy soul") côtoient des standards ("Just One More Chance", une somptueuse relecture de "The Man I Love", et "Nature Boy" avec un dialogue entre le ténor et la contrebasse plein d'émotion).



Un mois après Heavy Soul, Ike Quebec grave les sessions (16 et 21 Décembre 61) de son chef d'oeuvre, Blue and Sentimental.

Pur produit du label Blue Note, ce disque bénéficie d'une formation bien supérieure à celle d'Heavy Soul. Le saxophoniste est accompagné par le guitariste Grant Green, quasiment le co-leader de cet album, mais aussi de la section rythmique Sonny Clark au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Philly Joe Jones à la batterie. Ensemble, ces hommes vont jouer un jazz frissonnant digne des meilleurs.

Comme toujours, Quebec éblouit dans les ballades ("Blue And Sentimental" qu'il emprunte à Count Basie et "Don't Take Your Love From Me"). La preuve de l'influence de Grant Green est dans la sélection d'un titre composé par le guitariste en hommage à son maître Charlie Christian : "Blues For Charlie" - sur ce morceau, les deux partenaires font montre d'une complicité dont on ne peut que regretter qu'elle n'ait pas été plus exploitée.
Quebec signe deux titres de très bonne tenue : "Minor Impulse" et "Like", où se fait plus swing et groovy, avec des montées dans les aiguës prodigieusement maîtrisées. Là encore, Green y ajoute des solos mémorables.
Transportés, la bande de musiciens enflamme "That Old Black Magic" transformé en pur hard-bop, puis se déchaîne sur "It's Allright With Me" avant d'offrir une ballade d'un lyrisme poignant sur "Count Every Star" (avec le trio Sonny Clark-Sam Jones-Louis Hayes en grande forme).

Le programme est donc classique comme l'interprétation, mais ne nous y trompons pas : si Ike Quebec n'était pas un innovateur, c'était un musicien qui enluminait chaque morceau qu'il visitait.



Octobre 62 : Ike Quebec entre à nouveau en studio pour ce qui sera son ultime enregistrement (il meurt en Janvier 63). Il s'aventure alors dans le jazz-samba popularisé par Stan Getz avec Bossa Nova Soul Samba.

Comme pour Blue and Sentimental, il s'est entouré d'une belle équipe de musiciens puisqu'on trouve là Kenny Burrell à la guitare, Wendell Marshall à la contrebasse, Wilie Bobo à la batterie et Garvin Masseaux aux percussions. Le choix renouvelé d'une formation réduite montre que le saxophoniste avait trouvé la formule parfaite pour s'épanouir et visiter le jazz à la mode latino va s'avérer une excellente inspiration.

A l'évidence, l'équipe prend un grand plaisir à jouer ensemble cette musique métissée. Quebec fait preuve d'ingéniosité car, s'il reprend des titres brésiliens ("Lloro tu despedida", "Shu shu", "Favela"), il ne puise pas dans des standards. Il mélange même à ce répertoire du blues et du gospel, voire de la soul, ce qui donne au programme un aspect tour à tour festif et mélancolique.
Le son volumineux, puissant, et sensuel de Quebec évoque celui de Coleman Hawkins. Kenny Burrell (qui a composé le titre d'ouverture "Loie") se taille de beaux solos, et les percussions de Garvin Masseaux avec la batterie de Willie Bobo sont entraînantes à souhaits sur le tapis de basse de Wendell Marsh.

Et puis, au début de l'album, on trouve même une authentique curiosité avec "Goin' Home" dont l'arrangement a été élaboré à partir d'un célèbre morceau issu de la musique classique, la symphonie d'Antonin Dvorak, "Nouveau Monde".

Avec des titres courts (3'30 en moyenne), c'est un album facile à apprécier, d'une musicalité soignée, exécutée par un combo qui aurait certainement pu encore produire des merveilles.

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A nouveau aux côtés de l'organiste Larry Young, Grant Green a livré un de ses enregistrements les plus concis, mais aussi un de ses plus beaux : juste 4 titres, un peu plus de trente minutes de musique, enregistrés en 1964 à New Jersey et produits par Alfred Lion.

Street of Dreams est cependant plus remarquable par la rencontre entre Green et le vibraphoniste Bobby Hutcherson. Le mix entre cette guitare au son toujours aussi épuré et la pureté de ce clavier, soutenu par la batterie raffinée de Elvin Jones, créé une musique de rêve, d'une douceur exquise qui perdure longtemps après l'écoute.

Green a choisi quatre standards mais il s'en sert comme des véhicules pour improviser avec ses acolytes, des échappées belles inspirées, qui aboutissent à des atmosphères lumineuses, une ambiance très cool. On est loin du hard-bop ou du jazz entraînant dans lesquels brilla le guitariste.

Loin de doublonner avec Green, Hutcherson joue comme son parfait contrepoint et on peut regretter que cette configuration n'ait pas été reconduite. Le vibraphoniste se sert de son instrument avec une virtuosité comparable à celle de Green à la guitare et égale à celle de Milt Jackson (qui, lui, jouera avec Wes Montgomery).

Le morceau-titre est superbe, tout comme la relecture du fameux "I wish you love" (reprise de "Que reste-t-il de nos amours ?" de Charles Trenet). Mais la conclusion de l'album avec le renversant "Somewhere in the night" (que Green interprète de manière si parfaite qu'on jurerait qu'il l'a sélectionné pour parler de lui et des ravages de la toxicomanie) atteint des sommets d'émotion.

Encore un joyau de la couronne de cet immense jazzman.

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Stanley Turrentine était avant tout un grand saxo ténor de soul-jazz, avec des inflexions de blues : il possédait un son rond, voluptueux, mais aussi musclé quand il le fallait. Cette flexibilité lui a permis de briller dans de multiples configurations (trio, quartet, quintet, sextet) durant les neuf années passées à enregistrer pour le label Blue Note.

En 1967, ce musicien insatiable et multiforme entreprend son projet le plus ambitieux en enregistrant avec une formation proche de celle d'un big band. En Février puis en Juin, il grave donc les 12 morceaux de A Bluish Bag avec Donald Byrd, Tommy Turrentine (son frère), Blue Mitchell (trompettes) ; Julian Priester (trombone) ; Jerry Dodgion (flute, saxo alto) ; Joe Farrell (flute, saxo ténor) ; Pepper Adams (saxo baryton, clarinette) ; Al Gibbons (clarinette basse, saxo ténor).
La section rythmique est d'abord composée par Kenny Barron au piano, Bucky Pizzarelli à la guitare, Ron Carter à la contrebasse et Mickey Roker à la batterie, puis McCoy Tyner au piano, Walter Booker à la contrebasse.

Bizarrement, Blue Note ne publiera pas tout ce matériel en même temps alors qu'il forme un programme riche et varié mais cohérent (les pistes 8 à 12 figureront sur les albums tardifs de 75 et 79).
Les arrangements de Duke Pearson sont somptueux et la sélection des titres est un bel écrin pour cet ensemble, comme en témoigne "Blues for Del" ou le morceau-titre "A Bluish Bag" (une composition magnifique d'Henry Mancini) ou encore la ballade "Here's That Rainy Day" - où le vibrato de Turrentine donne toute sa mesure.

Alors qu'on pouvait craindre que l'abondance de sidemen étouffe le jeu de Turrentine, ses solos percutants ou moelleux attestent qu'il n'en est rien.

Si on est familier du musicien, finalement peu de surprises, mais la confirmation que, quels que soient ses partenaires et leur nombre, il est un leader épatant, un authentique meneur de jeu.

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Etrange carrière que celle de Kenny Drew en vérité : repéré au début des années 50, il voit son talent rapidement reconnu. Il faut dire qu'il a appris le piano classique après d'un professeur particulier dès l'âge de 5 ans et s'est produit pour la première fois sur scène à l'occasion d'un récital à l'âge de 8 ans ! C'est donc un jeune prodige (comme son modèle Bud Powell), à la technique remarquable.

Et pourtant son chef d'oeuvre, Undercurrent, enregistré en 1960, sera son dernier disque pour le label Blue Note puisqu'il s'exilera ensuite en Europe et s'installera à Copenhague. Avant cela, il participera à des sessions avec de grands noms du jazz comme Coleman Hawkins, Lester Young, accompagnera Dinah Washington, se joindra un temps aux Jazz Messengers d'Art Blakey, et sera le pianiste de Coltrane sur Blue Train !

Entouré d'une belle équipe qui compte le jeune Freddie Hubbard à la trompette, le saxophoniste Hank Mobley, Sam Jones à la contrebasse et Louis Hayes à la batterie, Drew signe également les 6 titres de l'album, dans le plus pur style hard-bop.

La section rythmique que Drew forme avec Jones et Hayes est la véritable colonne vertébrale de la formation et s'inscrit dans le registre popularisé par Horace Silver. Sur cette base, Hubbard et Mobley peuvent se permettre de somptueux solos.
Le morceau qui donne son titre à l'album est d'une tonicité extraordinaire, le piano met en valeur la puissance des deux cuivres. De la même manière, "Lion's Den" (un clin d'oeil au producteur Alfred Lion) se déroule sur le tempo soutenu de Hayes et la basse tendue de Jones. La tonalité évolue vers le blues avec la superbe mélodie de "Funk-Cosity".
Il est indubitable que Drew a choisi Mobley et Hubbard non seulement pour leur dynamisme mais surtout pour leur complémentarité, qu'ils jouent rapide et fort comme sur "Groovin' the Blues" ou avec plus de douceur comme sur "The Pot's On".
L'album se clôt sur une bouleversante "Ballade", où les notes en cascade de Drew sont fascinantes.

Voilà vraiment un disque, dont l'histoire et le programme méritent toute notre attention. C'est la quintessence d'un très grand pianiste avec un groupe de haut niveau.

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Dexter Gordon était un saxo ténor prolifique et il a connu une carrière d'une belle longévité, immortalisé dans ses derniers jours dans le film de Bertrand Tavernier Autour de minuit.

Pourtant, quand il enregistre en 1961 Doin' Allright, il sort d'années difficiles où son addiction à l'héroïne a failli lui coûter sa carrière et la vie. Il a signé l'année précédente chez Blue Note et le producteur Alfred Lion va le relancer.

Cette session est peut-être la plus célèbre qu'il enregistra, c'est sans doute aussi sa meilleure. Il est en pleine possession de ses moyens et il y joue divinement bien le be-bop qui l'a fait connaître, avec un son d'une fluidité remarquable, un phrasé élégant et tonique juste ce qu'il faut (moins puissant qu'un Mobley et moins suave qu'un Getz, mais avec un beau coffre et des modulations très agréables).
Il est aussi très bien entouré par Fredde Hubbard à la trompette (qui joue avec plus de douceur qu'à l'accoutumée), et une section rythmique de grande classe composée d'Horace Parlan au piano, George Tucker à la contrebasse, Al Harewood à la batterie.
La complémentarité entre Hubbard et Gordon est parfaite : les deux musiciens se trouvent comme s'ils jouaient ensemble depuis des années, et il n'est donc pas étonnant qu'ils enregistreront à nouveau ensemble par la suite. Leur interprétation du titre de George Gershwin, "I Was Doing All Right", sur un mode cool, est une merveille du genre. Une autre belle ballade est visitée avec "You've Changed" .
L'autre vedette du programme est le pianiste Horace Parlan, dont le toucher est d'un raffinement extrême et accompagne là aussi divinement un saxophoniste comme Gordon : sur "For Regulars Only" et le morceau de bravoure "Society Red" (point culminant du programme avec ses 12'22), le dialogue entre les deux hommes est franchement superbe.

Avec l'album "Dexter Calling", cet opus est un des must-have du genre version. Finalement, le titre convient bien à l'impression qu'il laisse.

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Fin 1961, Benny Carter, qui jouait à la fois du saxo alto et de la trompette tout en étant un arrangeur virtuouse, entre en studio avec un formation comprenant le gratin du jazz be-bop - Coleman Hawkins et Charlie Rouse aux saxos ténor, Phil Woods au saxo alto, Dick Katz au piano, Jo Jones à la batterie (le groupe compte aussi le guitariste John Collins et la contrebassiste Jimmy Garrison).

Ensemble, les 8 musiciens enregistrent 8 morceaux qui empruntent au répertoire classique du jazz comme "Honeysuckle rose" ou "Body and soul" et en donnent des interprétations pleines d'allant et de finesse. Cette réunion permet d'écouter un combo en pleine possession de ses moyens et dont la complicité des membres est un régal de chaque instant.
Tout ça n'a été, il faut le rappeler, gravé qu'en deux sessions, à New York, sous la houlette du producteur Bob Thiele, mais on a la sensation d'écouter une formation parfaitement rodée, comme les meilleurs big bands.
Il ne faut pas chercher l'audace, l'aventure dans ces interprétations, juste le plaisir d'un son parfait, un ensemble de musiciens accomplis, qui rendent hommage à des compositions mémorables.

Mais l'aventure n'est pas terminée. Cinq ans plus tard, au printemps 66, Benny Carter décide d'ajouter un chapitre à ces Furter Definitions et intitule simplement ces deux nouvelles sessions Additions to... .
Le band est moins prestigieux mais pas moins bon, il comprend même dans certains sections des musiciens plus doués, notamment avec les contributions de deux guitaristes géniaux (Barney Kessel et Mundell Love) qui offrent de superbes solos.
Bud Shank seconde Carter au saxo alto, Buddy Colette, Billy Perkins et Terry Edwards alternent les parties de saxo ténor, Bill Hood ajoute son saxo baryton à l'ensemble, tandis que la rythmique est composée de Don Abney au piano, Ray Brown à la basse et Alvin Stoller à la batterie.
Ces huit nouveaux titres produisent des sonorités luxuriantes, avec notamment des solos de cuivres magnifiques, et les ballades sont également superbes. Un seul titre de la première expérience est revisité ("Doozy").

En tout donc, 16 morceaux qui constituent un projet original et une introduction idéale au be-bop dans sa forme la plus simple, la plus efficace.

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Johnny Hartman
ou le crooner le plus injustement méconnu de toute l'histoire du jazz ! Corrigeons donc ça en parlant de ce superbe album publié par le label Impulse! en 1966 : I Just Dropped by to Say Hello.

A peine une demi-heure de musique mais c'est du nectar des dieux ! La formation qui entoure le chanteur est formidable : Illinois Jacquet au saxo ténor, Kenny Burrell et Jim Hall aux guitares, Hank Jones au piano, Milt Hinton à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie.

Le programme est une collection de splendides ballades, dont l'une est signé par Hartman et Stanley Glick.

Dire que Johnny Hartman a une voie de velours est une lapalissade mais ce baryton ferait fondre n'importe qui, on évolue dans un registre de jazz soft, très élégant, qui évite les écueils de la musique easy listening (associée à de la "musique d'ascenseur"). A cet égard, la production de Bob Thiele est exemplaire, elle met en valeur les capacités du chanteur sans oublier d'offrir à l'auditeur une suite de chansons accrocheuses.

Cet album a tout pour lui, tout pour plaire, y compris à ceux qui se sont pas des aficionados du jazz. Hartman n'est pas un performer (comme les ladies du swing telles qu'Ella Fitgerald, Sarah Vaughan), ni une canaille charmante (comme Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis). Sa sensibilité le placerait plutôt dans le sillage de Peggy Lee ou même de Billie Holiday. Ne passez pas à côté de cette voix magnifique.



John Coltrane with Johnny Hartman délivre une trentaine de minutes au paradis. Qui pourrait croire qu'il s'agissait pourtant d'un enregistrement de commande, le seul à avoir réuni le quartet de Coltrane avec le crooner ?

Ecouter Johnny Hartman interpréter "They Say It’s Wonderful", avec son intro frissonnante sur laquelle se pose cette voix grave et veloutée est un enchantement comme on n'en ressent que devant un "instant classic". Coltrane se met vraiment à la disposition de cet incroyable crooner, sans jamais chercher à tirer la couverture à lui ou à embarquer les morceaux dans des improvisations. Comme il l'avait prouvé sur son magnifique opus Ballads, le saxophoniste est particulièrement à son avantage dans ce registre lyrique, d'un romantisme vibrant, à l'image de "My One and Only Love", autre gemme de ce disque.

La liste de chansons ("Lush Life", "You Are Too Beautiful"), la qualité de l'accompagnement (assuré par la bande du Trane : McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse, Elvin Jones à la batterie), sont de la soie. Dans les notes de pochette, on apprend que le projet était d'offrir plus d'exposition à Hartman mais aussi de prouver que Coltrane et compagnie pouvaient escorter n'importe qui : les deux objectifs sont parfaitement remplis.

Mais il serait faux de croire que Hartman n'était qu'un second rôle dans cette affaire : il s'avère que Coltrane le respectait et les deux hommes s'étaient déjà rencontrés à la fin des années 40 dans l'orchestre de Duke Ellington. Hartman pensait ne pas pouvoir assurer avec seulement quatre musiciens à cause de sa formation au sein de big bands, et c'est en écoutant Nat "King" Cole qu'il accepta de sauter le pas (il lui emprunte d'ailleurs son tube "Lush Life").

Toute la session a été enregistrée avec une seule prise par titre et cela donne au résultat final une spontanéité épatante. Hartman ne force jamais, il est même proche du "talk over" parfois, mais la manière dont il maîtrise ses effets donnent là encore un relief envoûtant aux chansons.

Coltrane lui aussi semble chanter plus qu'il ne joue la musique (il n'y a guère que sur "Autumn serenade" qu'il se permet une petite envolée typique). A l'image de la pochette du disque, Hartman et Coltrane privilégient l'intimiste, la sobriété, la complémentarité, l'ambiance.

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Enregistré en 1959, Kind of Blue est l'album le plus fameux de Miles Davis. Avec ses disques arrangés par Gil Evans (Miles Ahead, Porgy & Bess, Sketches of Spain) et l'historique Birth of Cool, il constitue le pic de sa carrière.

Album emblématique du jazz modal, c'est pourtant un moment de rupture pour le trompettiste qui, après s'être révélé au monde en explorant le be-bop aux côtés de Charlie Parker, et joué un jazz fondé sur la vitesse, Kind of Blue s'en détache par sa science du silence.

Ecoutez donc le célébre "So what" : quelques notes de trompette et de piano dont le détachement, les pauses, sonnent comme un manifeste. Dans les années 80, le guitariste Ronnie Jordan fera rédécouvrir ce morceau et montrera qu'il est moins conçu pour les cuivres que pour les cordes. C'est une composition purement bluesy et tout le programme est au diapason.

Néanmoins, Davis ne s'en tient pas à cette seule ligne : quand on découvre "Flamenco sketches", ballade poignante, on devine déjà les influences latino-orientales de Sketches of Spain.

Dans les notes de pochette rédigées par le pianiste Bill Evans (qui a remplacé Wynton Kenny sur cet enregistrement, à l'exception de "Freddie Freeloader"), le projet de Miles Davis est comparé à la peinture japonaise pour son mélange de maîtrise et de spontanéité étendu à tout un groupe de musiciens. Et quel groupe ! Julian "Cannonball" Adderley au saxo alto, John Coltrane au saxo ténor, Paul Chambers à la contrebasse et Jimmy Cobb à la batterie !
Imaginez que cette illustre bande ont découvert les compositions (plutôt des thèmes sur lesquels ils allaient improviser) en entrant en studio, une prise par morceau (sauf "Flamingo sketches qui a eu droit à deux versions), pas de répétition... Et le miracle se produit ! Juste 5 titres certes, mais à l'équilibre parfait, un band en osmose totale.

Aujourd'hui, Kind of Blue est un classique pour tout le monde, mais à l'époque il fut un échec, d'abord pour Davis, qui revint rapidement au hard-bop (avec une formation moins prestigieuse).

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Probablement le guitariste le plus célèbre du label Blue Note avec Grant Green, Kenny Burrell était pourtant bien différent de son confrère. C'était avant tout un sideman exemplaire, compère régulier de l'organiste Jimmy Smith, et au style sobre, discret, presqu'effacé.

En 1963, Burrell enregistre dans les studios de Rudy Van Gelder son opus le plus fameux avec Midghnit Blue, celui aussi qui met le plus en valeur son talent si particulier, celui d'un bluesman auquel les formations réduites rendaient le plus justice.
Il est accompagné par Stanley Turrentine au saxo ténor, Major Holley à la contrebasse, Bill English à la batterie et, surtout, Ray Barretto aux congas. Ce dernier apporte une touche latino délicieuse à l'ensemble.

C'est aussi un disque où Burrell démontre ses qualités de compositeur puisqu'il signe 5 titres sur les 8 du programme.

L'ambiance est apaisée et envoûtante. "Chitlins con Carne" combine le blues de Burrell aux percussions purement latinos de Barretto avec un bonheur rare. "Mule" (signée par Major Holley) est influencé par le gospel et le guitariste, comme à son habitude, se place volontairement en retrait pour laisser ses partenaires livrer de superbes solos.
Plus surprenant mais aussi réussi, "Soul Lament" invoque le flamenco tandis que "Midnight Blue" possède un swing plus affirmé et classique.
Il y a aussi une magnifique version de "Gee Baby, Ain't I Good to You" - un morceau qui, entre de bonnes mains (Sonny Clark au piano sur son album "Standards" en fit un joyau incomparable), est une des mélodies les plus irrésistibles du jazz.

Là encore, un bien beau disque, avec une pochette qui compte parmi les plus mémorables de la collection des classiques de Blue Note.

*



L'album House Party, enregistré en 1958 par Jimmy Smith, témoigne de la prolificité de l'organiste le plus fameux du jazz : en effet, à l'époque, le producteur Alfred Lion disposait à chaque session du musicien d'une telle quantité de matériel qu'il ne pouvait de toute façon, pour des raisons techniques, tout sortir sur un seul disque !

Les 5 morceaux de cette galette sont donc issues de plusieurs séances avec des équipes différentes.
D'abord, en Août 57, avec Lee Morgan à la trompette, George Coleman au saxo alto, Curtis Fuller au trombone, Eddie McFadden et Kenny Burrell aux guitares et Donald Bailey à la batterie ("Just friends" et "Blues after all").
Ensuite, en Février 58, la formation a évolué pour les trois autres morceaux ("Au privave", "Confirmation", "Lover man") : Lou Donaldson remplace Coleman au saxo alto, Tina Brooks arrive au saxo ténor, Kenny Burrell reste à la guitare et Art Blakey s'installe à la batterie.

https://www.youtube.com/watch?v=ibRLr8o2Rb4

Avec des partenaires pareils, Smith dispose d'un band incroyable dont la seule présence garantit une écoute de choix. Il s'en donne à coeur joie sur des titres de parfois 15' mais dont la durée n'est jamais lassante. C'est très tonique et Smith ne cherche pas forcément à se mettre en avant alors que son style de jeu l'y incite naturellement. Néanmoins sa dextérité pour servir les mélodies, les faire sonner tout en assurant la basse grâce à la pédale de son instrument, est confondante, d'un groove incomparable. Dès l'ouverture avec "Au Privave", on a affaire à un tour de force d'un 1/4 d'heure, incendiaire, entêtant, intense et joyeux - car c'est toute l'essence de Smith, cette joie qui transpire de ses interprétations, cette complicité avec ses sidemen.

Soutenu par les cuivres rugissants de Lee Morgan et Tina Brooks, il est aussi bien servi par les prestations pleines de swing de Kenny Burrell et bien sûr de Art Blakey, dont la vigueur est toujours aussi irrésistible.
Sur "Lover Man", Lou Donaldson conduit le groupe au gré de splendides solos, dont le lyrisme est mis en valeur par Smith.
Sur "Just Friends" (enregistré à l'origine pour l'album The Sermon !), Eddie McFadden voit tous les autres jouer autour de son thème à a guitare et on assiste à une succession de solos puis de choeurs du combo magnifiques.

Chacun a "son" moment sur cet album et en définitive, c'est pour cela qu'il est si jubilatoire : dès les premières notes, il vous gagne à sa cause et ne vous lâche plus jusqu'à son terme, au point qu'on n'est jamais dérangé par les changements de formation car on est littéralement transporté par le groove de cette fête.




Enregistré en 1960, après Back at the Chicken Shack, Midnight Special est certainement l'autre grand classique de Jimmy Smith : son programme, sa pochette, la qualité de l'interprétation, tout est là pour avertir l'amateur qu'il va écouter du très bon hard-bop. Et puis l'organiste est entouré de sa dream team avec Stanley Turrentine au saxo ténor, Kenny Burrell à la guitare et Donald Bailey à la batterie.

Jimmy Smith est, disons, un musicien dont il faut accepter l'exubérance pour l'apprécier, mais c'est aussi ce style qui en fait le révolutionnaire de son instrument : il a créé un son, une manière de jouer, et ouvert des portes qui, avant, se résumer à une toute autre méthode (avec des noms comme "Wild" Bill Davis, "Brother" Jack McDuff, "Baby Face" Willette) pour ses pairs et ses auditeurs. Pour résumer, on peut dire que le jazz selon Smith est festif parce que, lui, le premier, s'amuse indéniablement à le jouer.

Pourtant, Midnight Special est plus nuancé que ça : il s'ouvre par le morceau qui donne son nom à l'album et qui est pur blues, avec une ambiance entre chien et loup. Ses solos sont toniques mais moins expansifs qu'on peut en avoir l'habitude, il laisse de la place à son groupe.

Par exemple, le son chaud, voluptueux du saxo de Turrentine se marie parfaitement au jeu de Smith sur ce disque, tout comme la rythmique de son fidèle batteur Donald Bailey.

En étant accompagné également par le guitariste Kenny Burrell, dont le style a toujours été très sobre (ce qui fait de lui davantage un sideman idéal qu'un leader naturel comme Grant Green ou Wes Montgomery), cette impression de jouer cool se confirme sur "Jumpin' the blues".

Une composition comme "Why I was born" est même particulièrement poignante : c'est un titre inspiré par le gospel et jamais Smith ne cherche à le rendre plus groovy. On retrouve le son de l'orgue des églises, un sentiment de recueillement, et là encore la batterie soutient ça admirablement, maintenant tout le combo dans les rails.

Le groupe brille aussi sur ce qui est peut-être le meilleur morceau du programme, "One o'clock jump", où chacun y va de son solo. Smith qui réalisait les parties de basse avec la pédale de son orgue accomplit là encore des prouesses.

C'est un album très beau mais aussi passionnant pour comprendre comment fonctionnent quatre musiciens d'abord soucieux de leur harmonie et de la musique qu'ils servent.



Ce double album (un second volume contenant une session captée cinq jours après existe, avec la même pochette mais différemment colorisée. Hélas ! je n'ai pas encore pu écouter) représente la quintessence de ce que produisait Jimmy Smith en concert. Rudy Van Gelder l'a enregistré dans la soirée du 15 Novembre 1957 dans un club de Harlem en ébullition et auquel le trio formé par Smith à l'orgue, Eddie McFadden à la guitare et Donald Bailey à la batterie va véritablement mettre le feu.

Le jeu des trois musiciens est fusionnel et aboutit à un résultat d'un swing fabuleux. Smith est survolté : il n'y a qu'à écouter ses longs solos sur des performances à rallonge comme "Walkin'" (11'38), "The Champ" (13'47), "After Hours" (10'58), et surtout "Indiana" (15'40 !) pour ressentir la jubilation qui l'anime.
Il y a de l'électricité dans l'air : les mains sur le clavier vont et viennent à toute vitesse, et le tempo de la batterie de Bailey soutient ça avec une sacrée vigueur.

Mais ce live se distingue aussi par des ballades superbes comme "Laura" parcourue par une tension qui va crescendo. Sur ce plan, Eddie McFadden prouve qu'il n'est pas le faire-valoir de Smith et livre lui aussi des solos vibrants.

Premier disque où Smith utilisait un nouveau modèle d'Hammond B3, remastérisé de manière sensationnelle, on profite pleinement du spectacle.

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Tout d'abord, attention si vous achetez ce disque de bien vérifier son édition car il en existe deux : l'une contient seulement les 5 premiers titres, et l'autre, datant de 2005, possède un programme plus riche de 11 titres (il s'agit en fait de la version remastérisée de l'édition de "The Complete Live at the Half Note" d'abord uniquement disponible en import).

Wes Montgomery n'a connu qu'une gloire tardive, à 35 ans, et il est mort 9 ans plus tard, en 1968. Mais quand il a connu les sommets, il ne les a plus quittés et a même été un vendeur de disques qui écoulait un nombre impressionnant de copies. Les puristes lui préfèrent ses enregistrements chez Riverside, avec des formations plus modestes, avant qu'il ne prenne le virage d'une pop-jazz chez Verve, avec de luxueuses additions de cordes et de cuivres conduites par Don Sebesky (qui aboutirent au moins à deux chefs d'oeuvres : Bumpin' et Movin' Wes).

C'est donc déjà un musicien accompli qui est à l'oeuvre sur ce live enregistré en 1965 avec le trio du pianiste Wynton Kelly, mais sans les ornements de ses sessions en studio. L'album porte bien son nom : c'est une soirée telle qu'on se l'imagine dans un club de jazz, enfumée et fièvreuse, qui voit performer ce groupe mémorable. Le batteur Jimmy Cobb témoigne dans les notes recueillies par le critique Jim Fisch de l'atmosphère qui régnait les 22, 26, 27 Juin et 22 Septembre, dates où eurent lieu les captations des morceaux : il raconte notamment comment des guitaristes débutants ou confirmés assistèrent au show comme s'ils venaient recevoir une leçon de Wes Montgomery (Pat Metheny notamment avouera son admiration).

C'est vrai que Montgomery est sidérant ici : son jeu est à la fois économe et loquace, chaque note est profonde, dense, naturelle, évidente. Il est au sommet de son art, pas une hésitation dans ses solos, ses improvisations, un phrasé riche et simple à la fois, lyrique et logique. C'est impressionnant. Mais c'est surtout très beau.
Un morceau comme "Unit 7" pourrait résumer tout son style : il s'appuie sur une note, la nuance, l'étire, la module, de manière si suggestive qu'on a littéralement l'impression qu'il joue à côté de vous et sans chercher. Ma musique agit autant Montgomery qu'il la joue. Avec sa guitare, il sonne comme un orchestre.

Tout le jeu de Montgomery, appuyé par la rythmique de Kelly au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Cobb la batterie, est efficace, précis, et en même temps mélodieux, soyeux ou punchy selon les besoins. Rien n'est inutile, tout est parfait. Il entraîne l'auditeur au-delà de la musique elle-même et lui fait partager un échantillon du processus créatif qui l'anime alors : la marque du génie.

A l'époque, les critiques, fascinés par le guitariste, avaient été beaucoup moins flatteurs au sujet du trio de Wynton Kelly. Pourtant, cette formation réduite mettait non seulement en valeur la virtuosité de Montgomery mais ne se contentaient pas de jouer les faire-valoir. Les solos de Kelly ont beaucoup de classe, son style évoque celui de Sonny Clark, et la paire Chambers-Cobb soutient chaque titre avec fermeté.

Le programme est plein de classiques ("No blues" de Miles Davis, "Impressions" de Coltrane, "Willow weep for me", "Surrey on the fringe of the top", "Misty" d'Erroll Garner). On se régale et on est ébloui : quatre musiciens en état de grâce, un disque incontournable.

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Durant les années 60, le label Blue Note a imposé un quasi-monopole sur le style hard-bop. Deux registres se distinguaient dans ce courant : le jazz modal, permettant des improvisations sur des thèmes, et le soul-jazz, influencé par le blues et le gospel avec la présence emblématique d'un orgue. Lou Donaldson était un des champions de cette seconde catégorie et The Natural Soul un de ses efforts les plus accomplis.

Pour cette session de 7 titres, la seconde que Lou Donaldson a enregistré avec un orgue dans son groupe, il est entouré par le gratin du genre : John Patton aux claviers, Grant Green à la guitare, Ben Dixon à la batterie, et le trompettiste Tommy Turrentine (le frère aîné du plus célèbre Stanley Turrentine). John Patton avait un jeu moins agressif et exubérant que celui de la superstar Jimmy Smith, tout comme Grant Green était un guitariste au style sobre, répétant les mêmes notes pour atteindre une certaine intensité. Cette discrétion laisse de l'espace pour Lou Donaldson dont le saxo alto peut alors s'exprimer puissamment (comme le ferait un saxo ténor façon Sonny Rollins). Le tout est soutenu par une rythmique solide de Ben Dixon, très bluesy.
Le moins connu des sidemen de ce disque demeure Tommy Turrentine, que la renommée de son frère cadet a éclipsé. C'était pourtant un musicien très doué, au son chaud, avec une belle amplitude.

L'album s'ouvre avec un chef d'oeuvre, écrit par Patton, "Funky Mama", irrésistible. Donaldson a composé deux morceaux, et redonné du lustre à des perles rares comme "Nice and Greasy". Mais le pic du set est sans doute "Sow Belly Blues", de plus de 10', où brillent Green et Patton.

https://www.youtube.com/watch?v=o4tIhsfcxyM

Comme d'autres enregistrements de hard-bop, The Natural Soul possède ce mix d'énergie très efficace et d'ambiance cocktail, probablement ce que le jazz produit de plus entraînant.

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22 ans ! C'est l'âge de Freddie Hubbard quand il enregistre son premier album comme leader, et déjà, tout est là ! Miles Davis lui-même sera sidéré par le talent du prodige dont il admirait la puissance du son, la qualité du phrasé, le sens de la mélodie, l'art d'improviser.

Pour le bien nommé Open Sesame, Hubbard est entouré de jeunes comme lui avec, outre Tina Brooks au saxo ténor et Sam Jones à la contrebasse, le pianiste McCoy Tyner (21 ans !) et le batteur Clifford Jarvis (19 ans !).

https://www.youtube.com/watch?v=Mfes2Wptxx8

Freddie Hubbard n'a jamais eu peur de rien, c'est un meneur né, qui n'était même pas intimidé par John Coltrane avec lequel il fit équipe à la fin des années 50. Il exécute des solos rapides, percutants ou suaves, et et compose déjà des titres très efficaces ("Hub's Nub").

Tina Brooks, le saxo ténor, a également participé à l'écriture de deux titres ("Open Sesame" et "Gypsy Blue").
McCoy Tyner est au début d'une carrière de pianiste de premier plan, émule de Duke Ellington (auquel il consacrera un bel album) avant de rejoindre Coltrane. Aux côtés de Sam Jones et Clifford Jarvis, il forme une section rythmique très tonique.

Album pêchu, c'est un enregistrement enthousiasmant et la carte de visite de plusieurs de ses interprètes.



Un an après Open Sesame, Hubbard a mûri de manière épatante : il a accumulé les sessions comme sideman et gravé un autre album (Going up). Il n'a désormais plus rien à envier aux grands trompettistes de son époque et se présente avec une formation élargie (Jimmy Heath au saxo ténor, Julian Priester au trombone, et la rythmique de Philly Joe Jones à la batterie, Larry Ridley à la contrebasse, et Cedar Walton au piano).

https://www.youtube.com/watch?v=fBa85-kTlWc

Pour cet album, The Hub a composé quatre morceaux (sur les six du programme) et signé les arrangements. "Hub Cap" est un titre déchaîné, saccadé, avec une batterie entêtante. Les cuivres et le piano dialoguent avec brio.
"Cry me not" est par contre un morceau lent et délicat, poignant. "Luana" et "Earmon Jr" évoquent le cool jazz des 50's formulé par Miles Davis, tandis que "Plexus" possède un groove étonnant façon Jazz Messengers. "Osie Mae" va encore plus loin et dépasse le bop pour s'aventurer dans le soul-jazz, digne d'une musique de film.

Avec des ambiances variées, un son rugissant et velouté à la fois, Hub Cap est un disque irrésistible par l'un des trompettistes les plus redoutables des 60's naissantes.

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Saxophoniste multiforme (il jouait aussi bien de l'alto, du ténor que du soprano !), Oliver Nelson était surtout un compositeur, arrangeur et chef d'orchestre phénoménal. Il a été le sidemen d'autres grands noms (comme Quincy Jones) mais a surtout soutenu les efforts de très grands solistes (Jimmy Smith, Wes Montgomery) et collaboré aux bande-son pour le cinéma et la télé.

The Blues and the Abstract Truth est son grand classique : il s'y démultiplie, assumant les rôles de compositeur mais aussi d'instrumentiste. Il dirige alors un sextet de très haut niveau : le bassiste Paul Chambers, le pianiste Bill Evans, le batteur Roy Haynes, et un duo de cuivres rutilant avec Freddie Hubbard à la trompette et Eric Dolphy au saxophone (lui-même tenant le même instrument).

Dès l'ouverture, avec le célèbre et très beau "Stolen Moments", le ton est donné : emmené par l'énergie de Hubbard, le morceau se déploie en harmonies puissantes et entêtantes, arrangées avec sophistication mais sans maniérisme (dans un style plus sobre que Gil Evans, l'arrangeur de célèbres disques de Miles Davis).
Le piano mélancolique de Bill Evans illumine "Yearnin’ ".

Mais le morceau le plus emblématique du programme est celui où, précisément les deux saxophones de Nelson et Dolphy dialoguent et synthétisent le blues et cette "vérité abstraite" (une formule comparable à la fameuse "note bleue", l'instant magique du jazz) : le bien nommé "Teenie’s Blues" qui conclut l'album.

https://www.youtube.com/watch?v=O2r1bb36jTc

Deux ans après le mythique Kind Of Blue de Miles Davis, The Blues and the Abstract Truth (où on retrouve justement deux partenaires du trompettiste, Evans et Chambers) poursuit l'exploration d'un jazz cuivré, racé, élégant, en un mot comme en cent : pur.



Considéré comme inférieur à son prédécesseur enregistré trois ans avant, More Blues... est pourtant encore un chef d'oeuvre.

Encore une fois, Nelson a rassemblé un groupe de musiciens de grand talent, bien qu'indéniablement moins célèbres, et qu'il se "contente" de diriger ici : Thad Jones et Daniel Moore comme trompettistes, Phil Woods comme saxo alto, Phil Bodner au saxo ténor et au hautbois (cor anglais), Ben Webster au saxo ténor, Pepper Adams au saxo baryton, et comme section rythmique Roger Kellaway au piano, Richard Davis à la contrebasse et Grady Tate à la batterie.

Nelson a également concentré ses efforts en ce qui concerne les arrangements puisqu'il revisite ici cinq compositeurs différents, ce qui donne un contenu plus éclectique que sur le premier album.

Le titre qui ouvre le programme ("Blues and the Abstract Truth") est écrit par Nelson et offre un savant mélange entre les saxos, le hautbois et les trompettes au début et à la fin, tandis qu'au centre Kellaway, Woods et Adamas alignent les solos et un break de batterie de Tate. Le piano sert vraiment de colonne vertébrale dans cet ensemble, avec un phrasé imaginatif.
Ben Webster, qui apparaît en guest sur le 4ème titre ("Midnight Blue"), nous gratifie lui aussi d'un magnifique solo, clair et chaud à la fois, conférant au morceau un côté à la fois relax et rythmé.

https://www.youtube.com/watch?v=r55ByZwzZGY

Sur "The Critic's Choice", l'autre invité de l'album, le trompettiste Daniel Moore n'a que peu de temps pour s'exprimer mais son dialogue avec le piano est très dynamique (une combinaison qui rappelle ce qu'on trouve chez Horace Silver, très groovy, très soul).

Peut-être moins flamboyant que son illustre précédent, cet album prouve quand même les qualités phénoménales d'orchestrateur de Nelson avec un "band" qui sonne comme un grand ensemble, puissant ou doux quand il le faut, au service de superbes compositions toujours.

*



Ce week-end, je me suis fait un rappel de Duke Ellington.
Le Duke !

Rappelons ce qu'en disait Boris Vian :

Citation:
Dans la vie, l'essentiel est de porter sur tout des jugements a priori. Il apparaît en effet que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d'en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d'être formulées pour qu'on les suive. Il y a seulement deux choses : c'est l'amour, de toutes les façons, avec de jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington.
Maintenant, passons à la musique de ce génie du jazz, peut-être le plus grand musicien de son temps, avec :

- Ellington Uptown (1948-1956) : ce disque comprend en réalité trois sessions. La première s'ouvre sur un morceau comme il est rarement donné d'en entendre - "Skin Deep". Laissez-moi juste vous prévenir qu'il contient le solo de batterie le plus affolant qu'on puisse trouver !
Le Duke et son orchestre (avec une section de cuivres et de bois - trompettes, trombones, saxos alto-tenor baryton , clarinette - , plus un piano - le Duke lui-même ! - , une guitare, une contrebasse, une batterie) déroule des versions fulgurantes de "Take the 'A' train" ou "Perdido", sans oublier les presque 14' de "A tone parallel to Harlem (Harlem suite)".
Puis la deuxième partie, "The Controversial suite" : deux morceaux seulement, mais 10'31 de bonheur.
Enfin, "The Liberian suite" commence avec la chanson "I like sunrise", par Al Hibbler - et vous aussi, vous aimerez ce lever de soleil. Avant de vous déhancher sur les 5 "Dance".
Magnifique !

(A suivre avec Blues in orbit et Piano in the background...)



1960 : Duke Ellington enregistre Piano in the Background (qui sera suivi de Piano in the Foreground).

Chef d'orchestre à la tête de formations toujours impressionnantes,le Duke était aussi un remarquable pianiste mais qui s'effaçait souvent derrière son band. Sur cet album, il nous gratifie le plus souvent d'introductions et de conclusions sur les 14 titres (9 titres publiés à l'origine, puis 5 autres rajoutées ensuite lors de la réédition), mais aussi de solos au centre des compositions. Et là, on voit (ou plutôt on entend) que la discrétion du musicien ne l'empêchait pas d'être le véritable architecte de ce qu'il faisait jouer à ses sidemen (on retrouve la fine fleur de son équipe : Russel Procope, Johnny Hodges, Jimmy Hamilton, Jimmy Gonsalves aux cuivres/vents).

Alors bien sûr, le procédé est parfois tellement évident que ça devient une formule, mais c'est si bien exécuté qu'on ne peut décemment s'en plaindre. Bon sang, écoutez comme il revisite "Happy go lucky local", "Perdido", "I'm beginning to see the light", "Take the 'A' train" - des airs mille fois joués par les jazzmen, Ellington le premier, mais qui conservent une fraîcheur, un pep's intacts.
Cette tonicité dans l'interprétation, c'est le fruit de musiciens dont la complicité est jouissive : on sent que ces gars-là se connaissent parfaitement, ils jouent les uns pour les autres et l'ensemble dégage une puissance, une joie de vivre fabuleuses.
On comprend mieux comment, même quand ils se produisaient en live sans avoir répété (ou si peu), ces musiciens n'étaient jamais perdus : ils maîtrisaient le jazz mieux que les partitions en le jouant comme d'autres le respirent.



Nous voici en 1958-59 et Blues in orbit.
Déjà, c'est épatant : 1958 ! Cette musique a 55 ans d'âge et n'a pas pris une ride ! Qu'est-ce qu'on écoutera dans un demi-siècle en se disant : "ça n'a pas vieilli, c'est toujours aussi beau, toujours aussi bon !" ? Si nos enfants sont sages, ils écouteront encore le Duke et seront encore émerveillés par cette musique.

Avec ces morceaux, nous est donnés le plaisir d'écouter Ellington avec son compère Billy Strayhorn, son double, mais aussi Johnny Hodges, ce joueur de sax alto au superbe phrasé, qui accompagnera le chef d'orchestre/pianiste sur quantité de disques, qui participera à faire le son de ce big band.

Ce qui saisit l'auditeur, c'est la sensualité de cette musique : ces cascades de cuivres, de vents, le souffle de cette rythmique, a quelque chose de chaud, de soul, de funk avant l'heure. C'est une musique qui vous étreint, qui vous enlace, qui vous tient chaud, qui rend heureux. Oui, c'est ça, la musique d'Ellington est euphorisante : vous n'êtes pas bien, un peu mou, un peu chon-chon ? Ecoutez Ellington, ça va vous requinquer !

Pourtant, comme son titre l'indique, c'est un disque où le blues est à l'honneur, et beaucoup de compositions le confirment ("Three J's blues", "Pie eye's blues", "C jam blues"). Mais un morceau fait office à lui seul de programme : "The swingers get the blues, too", mélodie superbe, à la fois entraînante et ensorcelante, qui prend place juste avant "The swinger's jump", un de ces standards qui vous font taper du pied et sourire.

Quelle leçon !

*



Mobley n'a jamais été considéré à sa juste valeur dans l'histoire du jazz : ce n'était pas un saxo ténor fou comme John Coltrane ou charmeur comme Stan Getz, mais un musicien simplement solide, au son affirmé, qui aimait composer ou revisiter les standards, entouré de formations de sidemen souvent plus charismatiques que lui. Il sera un des Jazz Messengers réguliers de Art Blakey, qu'on retrouve ici à la batterie, dans son style explosif coutumier.

Il n'empêche, ce gaillard avait un sacré talent, un son superbe, avec un gros volume, une énergie décapante ou une suavité exquise. Roll Call est considéré avec Workout et Soul Sation comme son meilleur effort. Il est accompagné de la fine fleur du hard-bop, son registre de prédilection, jugez plutôt : Wynton Kelly au piano qui joue avec une souplesse fabuleuse, Paul Chambers à la basse qui utilise parfois un archer pour un petit solo, et donc Blakey à la batterie survolté comme d'habitude (l'intro du morceau "Roll call" est tonitruante).

https://www.youtube.com/watch?v=OgmEYz56gBE

9 mois après Soul Station, Mobley décide d'ajouter une trompette pour le soutenir et fait appel au jeune Freddie Hubbard, 22 ans à l'époque. Hubbard, un des trompettistes les plus flamboyants que le jazz ait produit, aborde l'enregistrement plein de respect envers Mobley mais lui vole la vedette en infusant un dynamisme affolant aux compositions du saxophoniste (qui a signé 5 des 6 morceaux). Sa prestation pleine d'insouciance est plus joyeuse, sympathique, qu'insolente : on sent qu'il prend un plaisir immense non pas à s'imposer contre le leader du groupe mais à sublimer sa tracklist avec des solos créatifs et puissants.

Quelle pêche !

*


J'ai reçu mon exemplaire de Grant Green : The Complete Quartets with Sonny Clark, et... Whaou ! C'est extraordinaire !

Bon, en fait, il s'agit d'un double album qui contient toutes les sessions enregistrés par les deux musiciens (dans cette configuration), et qui avaient été originellement publiés en trois albums entre 1961 et 1962 ("Gooden's Corner", "Oleo" et "Nigeria").
Rien qu'en 61, Green a quand même enregistré SIX albums (sans compter quelques participations sur des albums de ses copains), le mec était en pleine bourre, il avait la confiance des boss de Blue Note, et malgré, déjà, une addiction à l'héroïne, il était déjà au sommet de son art.

Les 7 premiers titres (issus de l'album Nigeria") sont époustouflants : Green s'empare de classiques comme "Airegin" (qu'a aussi joué Wes Montgomery), "Nancy with the laughing face" (un des tubes de Sinatra), "I concentrate on you" et surtout une version de 10'20 de "It ain't necessarily so" splendide.
La section rythmique est alors composée par Clark au piano, dont la technique fluide (dans la veine de Bud Powell) répond idéalement à celle de Green ; Sam Jones à la basse (qui se sert parfois d'un archer sur les ponts) et Art Blakey à la batterie. Incroyable d'apprendre que Blakey (que je considère comme le plus grand batteur de jazz) n'ait enregistré que ces 7 titres avec Green (il est vrai que les Jazz Messengers du drummer n'accueillait pas de guitariste), mais on sent une jubilation entre tous les membres du groupe.

Ensuite, on a droit à 6 titres (issus de l'album "Oleo"), avec encore de grands moments (les reprises de "On the green dolphin street", "What is this thing called love" et surtout une version céleste de "Moon river" d'Henry Mancini - c'est la chanson du film Diamants sur canapé, de Blake Edwards avec Audrey Hepburn).
Louis Hayes remplace Blakey à la batterie (et garde cette place pour le reste du programme de ce double album). Son style est plus discret, moins percutant, moins exubérant, moins hard-bop que Blakey : on perd un peu en énergie, mais ça reste très solide.
Les solos de Green sont superbes : il donne aux airs blues une profondeur bouleversante sans faire de chichis, et quand il swingue, son phrasé est d'une limpidité exemplaire. Ce qui est remarquable avec Green, ce n'est pas seulement la beauté de son jeu, sa sobriété, c'est qu'il écoute ses partenaires, il leur laisse la parole, il les met en valeur. On a vraiment le sentiment d'écouter un groupe, pas un soliste avec des accompagnateurs.

Enfin, on a droit aux 6 titres du disque "Gooden's Corner".
Le pic de cette session, c'est bien sûr la reprise "My favorite things", LE tube immortalisé (et souvent revisité) par John Coltrane. Le saxophoniste Ike Quebec (avec lequel entretemps Green enregistra "Blue & sentimental") aurait d'ailleurs pu figurer sur ce morceau.
La combinaison des musiciens atteint la perfection : on a l'impression qu'ils jouent comme un band avec des années de complicité, leur swing est percutant comme jamais, et quand ils jouent en finesse, c'est de la dentelle. Quand on pense que Sonny Clark (également toxicomane) est mort à 36 ans, quelques mois après cet enregistrement, on imagine ce qu'il aurait pu encore faire, surtout avec cette formation-là.

Ces sessions laissent beaucoup de regrets quand on écoute avec quelle harmonie ces quatre garçons se complètent (même si, donc, les morceaux avec Blakey sont un ton au-dessus du reste). Mais c'est une riche idée d'avoir rassemblé ces 19 morceaux dans un seul coffret. Quand on se rend compte que tout ça a été gravé en seulement trois journées, ça laisse rêveur.



Dernière modification par wildcard ; 19/12/2013 à 19h56.
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Vieux 19/12/2013, 20h30
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Ben, pourquoi veux-tu que ce soit un bide?, on est facile 3 personnes sur le fofo à apprécier le jazz.
Je suis même sûr qu'on peut réunir un quintet.

(je poste des trucs dès que j'ai deux minutes, promis.)
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  #3  
Vieux 19/12/2013, 20h41
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Madame Arrowsmith et moi aimons beaucoup le Jazz. Je ne saurais pas en discuter mais l'ouverture d'un topic spécifique me donne envie de lire la prose prolifique de Wildcard et Zen Arcade (et des autres bien sur).

Merci les gars.
__________________
“Our dreams make us large.” Jack Kirby

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Dernière modification par Fletcher Arrowsmith ; 25/11/2017 à 23h05.
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Vieux 22/12/2013, 18h48
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Hawkguy
 
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Enregistré en 68 mais seulement édité en 80, cet enregistrement valait la peine d'être découvert, même si ce n'est pas le plus célèbre de Lee Morgan, un des trompettistes les plus actifs de son époque, figure emblématique des Jazz Messengers d'Art Blakey.


Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner les noms qui forment la section rythmique du disque : John Higgins au piano, Reggie Workman à la contrebasse et Billy Higgins - ces trois-là, c'est de la dynamite !
Néanmoins, les crédits sont un peu trompeurs : par exemple, George Benson joue bien de la guitare mais figure seulement sur la moitié du programme (mais quel bonheur là encore).


Aux côtés de Morgan, on trouve Bennie Maupin au saxo ténor et ensemble, ils se partagent des solos pimentés, chacun poussant l'autre dans ses retranchements et donnant un tonus épatant aux morceaux. Les titres sont un peu curieux ("Avotcja one", "Haeschen", "Durem"), plutôt exotiques mais ce sont pratiquement tous des "boogaloos" au groove irrésistible, composés par le trompettiste (pour 4 d'entre eux, les deux autres étant signés par Hicks et Carl Massey) : Morgan puise en effet dans ce mélange de soul, de rythm'n'blues, et de rythmes afro-cubains qui a profondément irrigué le jazz depuis le début des années 60.


C'est du hard-bop classique mais puissant, tout à fait à l'image du son de la trompette de Morgan, chez qui les tempos soutenus étaient une vraie marque de fabrique. Il n'y a que deux ballades pour calmer le jeu, dans un style plus gospel et lyrique où le musicien est aussi à l'aise.

*


Quand il enregistre Picture of Heath, Chet Baker est d'abord en compagnie du musicien qui lui correspond le mieux, le saxo alto Art Pepper. Ils se retrouveront à deux autres reprises, avec le même bonheur dans le résultat à chaque fois.

Les deux "Playboys" sont entourés d'un quartet composé de Carl Perkins (aucun lien avec la star du rockabilly) au piano, Larance Marable à la batterie, Curtis Counce à la contrebasse et Phil Urso au saxo ténor. Cette formation produit un jazz cool, fabuleusement mélodique, où chacun complète l'autre à merveille, une musique au charme imparable.

Art Pepper est un mélodiste magnifique et amène avec lui deux titres ("Minor Yours" et "Tynan Time"), mais la majorité du programme est l'oeuvre de Jimmy Heath, qui fut à la fois saxophoniste, flûtiste et arrangeur émérites.
Chet Baker reconnaît dans ces compositions un matériel à sa mesure, élégant et lyrique, et sa complicité avec Pepper qui s'illustre dans le même registre est éclatante.

Le revers de la médaille dans ce cas-là est que les autres membres du combo sont un peu réduits à jouer les utilités, les faire-valoir. Mais Urso, Perkins, Counce et Marable semblent accepter leurs rôles et valorisent les deux vedettes avec beaucoup de verve et d'humilité : sur un titre comme "For Minors Only", le groupe sonne de manière épatante. On est alors au soleil, à Los Angeles, et ce west coast jazz lumineux et cool vous fait chavirer de bonheur.



Deux ans après Picture of Heath, Chet Baker ne le sait pas encore (ou en tout cas il n'en mesure pas l'importance) mais il s'apprête à plonger dans l'interminable gouffre que sera son existence : la drogue, l'alcool, la prison, vont briser ce beau jeune homme dont la musique ne brillera plus qu'épisodiquement, parfois de manière céleste, parfois de manière pathétique.

L'album Chet, c'est donc en un prénom tout un programme, une sorte d'ultime coup d'éclat, de chef d'oeuvre que l'avenir du musicien rendra plus poignant encore. Ecoutez le son déchirant de la trompette sur le premier titre, l'extraordinaire "Alone together", et vous comprendrez à quel point le jazz peut produire, par la grâce d'une trompette sur une mélodie qui habite son interprète, comme émotion. Baker va si haut, si intensément, qu'on ne peut qu'être saisi par sa musique.

Tous les titres semblent annoncer la catastrophe : "How high the moon", "It never entered my mind", " 'This autumn", "I you could see me now", "September song", "Time on my hands", "You and the night and the music". Quel programme !

La pochette, elle-même sublime, de l'album raconte une histoire déjà, et les partenaires de Chet sur cet enregistrement constituent une des formations les plus accomplies qui soient, réunie fin Décembre 58-début Janvier 59 à New York par le fidèle producteur Richard Bock. Herbie Mann à la flûte, Pepper Adams au saxo baryton, Bill Evans au piano, Kenny Burrell à la guitare, Paul Chambers à la contrebasse, Philly Joe Jones à la batterie : quelle équipe d'orfèvres ! Ils paraissent tous jouer pour Baker, comme s'ils l'accompagnaient avant un long voyage.

C'est triste, oui, mais qu'est-ce que c'est beau !

*



Quand j'ai commencé à m'intéresser sérieusement au jazz, comme sans doute beaucoup d'amateurs, deux musiciens me semblaient incontournables : Miles Davis d'un côté, John Coltrane de l'autre. La trompette et le saxo, les deux instruments qui résument le mieux cette musique en somme. J'ignorai alors que les deux hommes avaient longtemps joué ensemble.

Les années ayant passé, je n'écoute plus guère ni Miles ni Coltrane, simplement parce que je me suis lassé ou alors ils m'ont semé en route. J'ai aujourd'hui plus de plaisir à écouter ou découvrir des musiciens, moins connus parfois, et dans une période donnée (en particulier la décennie 1955-65), chez qui on trouve des albums d'une qualité parfois supérieure, avec des formations qui peuvent être traditionnelles ou atypiques.

Néanmoins, s'il y a un album de Coltrane pour qui je garde une affection intacte, c'est ce Blue Train, un beau disque de blues-jazz, accessible et dense, authentique classique sans que cette distinction soit usurpée.

John Coltrane, en 1957, a déjà pas mal roulé sa bosse en accompagnant Dizzy Gillespie et donc Miles Davis. C'est aussi à ce moment-là qu'il s'éveille spirituellement, et cet aspect ne cessera de guider son évolution musicale (les titres de ses albums en témoignent souvent) : ainsi s'est-il converti à l'Islam (arrêtant de consommer de l'alcool et de la drogue) et vient-il de se marier.

Miles Davis a repéré le talent de ce saxophoniste et l'enrôle dans son quintet - une association mémorable quoiqu'assez courte en vérité (Hank Mobley lui succédera). Coltrane n'est pas encore une star à cette époque, les critiques et le public ne voient d'ailleurs en lui qu'un faire-valoir de Miles.

En 58, Coltrane commence à s'émanciper et enregistre pour la première fois comme leader. Il s'entoure bien avec le pianiste Kenny Drew, Paul Chambers à la contrebasse, Philly Joe Jones à la batterie, et se choisit comme trompettiste Lee Morgan (déjà membre régulier des Jazz Messengers et dont le style est aux antipodes de celui de Davis...). Le saxophoniste compose la majorité des titres de son Blue Train, sans savoir qu'il écrit de futurs standards, influencé par le gospel et le blues plus que par le be-bop (la pochette bleue indique déjà la tonalité du disque).

Le morceau-titre est un déjà un pic avec ses 10' et quelques, s'ouvrant par un solo de batterie superbe. Le saxo de Coltrane possède déjà cette capacité à délier la mélodie comme une mélopée orientale.
Ironie du sort pourtant, Lee Morgan domine les débats et va en fait voler la vedette à Coltrane sur le reste du programme : à tout juste 20 ans, l'éclosion du trompettiste préfigure celle de Freddie Hubbard, autre prodige précoce qui n'avait peur de personne. La clarté et le punch de Morgan sont irrésistibles et dynamise (dynamite) le blues, auquel la rondeur des solos de Curtis Fuller au trombone vient s'ajouter.

L'album déroule ensuite 4 autres titres qui alternent ballades aériennes et tempos soutenus ("Moment ‘s Notice", "Locomotion"). Coltrane prend la mesure de Morgan et s'aligne sur lui (plus que l'inverse), mais leur dialogue/duel est jubilatoire, ponctué là encore par le trombone, et une section rythmique très efficace, présente sans être envahissante
"I’m Old Fashioned" est sans doute l'autre sommet du programme, et cette ballade offre à Coltrane son grand moment, seulement soutenu par le piano par endroits. Dans ce registre langoureux, le saxophoniste est à nouveau le patron, breakant parfois avec des envolées brèves mais remarquables. C'est une respiration de 8' magistrales.

Puis "Lazy Bird" clôt l'affaire : rythme rapide qui contraste avec des solos alternés entre la trompette et le saxo plus mélancoliques, soulignés par le trombone et le piano qui ont aussi droit à de l'espace, et même la contrebasse où Chambers utilise l'archet.

Simple, sobre, efficace, porté par le swing ravageur de Lee Morgan, le "Train Bleu" de Coltrane mérite bien son statut iconique et la place de favori dans le coeur de Coltrane, cet aventurier du saxophone.

*



Hank Mobley, que des "jazzologues" ont surnommé le "champion des poids moyens du saxo ténor" avec un brin de condescendance (les champions poids lourds étant John Coltrane et Sonny Rollins), livre avec Workout son troisième opus majeur (après Soul Station et Roll Call). C'est à nouveau un disque plein d'énergie, disposant d'une formation extraordinaire, avec le batteur Philly Joe Jones, le bassiste Paul Chambers, le pianiste Wynton Kelly, et surtout le guitariste Grant Green.

Car la présence de Green est véritablement la plus-value de ce disque auquel il apporte sa touche bluesy si élégante. Il était le guitariste parfait pour Mobley puisqu'il s'inspirait davantage des joueurs de trompette et de saxos que de guitare pour élaborer son jeu. La façon dont Mobley et Green dialoguent sur le titre "Uh Huh" est un des pics de cette session.

La section rythmique, on l'a vue, est elle aussi une "dream team" : dotée d'un swing plein d'aplomb, elle est dominé par la batterie tout à tour volcanique et tendre de Jones tandis que Kelly aligne des lignes de piano d'un raffinement somptueux.

Mais, comme je l'ai dit, Workout est réellement l'avènement de Mobley comme leader : le son qu'il déploie avec lyrisme est sans égal alors. On entend là un soliste qui sait à quel point chaque note compte et qui interprète chacune de ces notes avec une justesse, un à-propos fabuleux. Tous ses solos sont parfaitement dosés en durée et en puissance, il sert les mélodies royalement.

La liste des morceaux reflète elle aussi la force évocatrice du jeu du ténor, jugez-en : "Workout", "Uh Huh", "Smokin", et "Greasin' Easy", tous ces titres suggèrent parfaitement le projet de Mobley. Compositeur de talent, Hank prouve définitivement qu'il est un interprète hors pair quand on écoute "Three Coins in the Fountain" et le renversant "The Best Things in Life Are Free".

C'est vraiment le sommet d'Hank Mobley, accompagné par une équipe elle-même en état de grâce - une suite (Another Workout), enregistré quelques mois plus tard (hélas ! sans Grant Green) démontre qu'il ne s'agissait que du premier acte d'un projet majeur.


En 1963, Hank Mobley enregistre No Room for squares et c'est l'occasion d'apprécier l'évolution de sa musique.

En effet, le jazz scintillant des précédents disques a laissé place à un hard-bop plus agressif qui doit sans doute beaucoup à John Coltrane et à la volonté de Mobley de visiter plus avant les sonorités blues. Le saxophoniste a réuni un combo qui lui permet d'aller dans cette direction car tous les musiciens sont familiers avec elle : on retrouve donc Lee Morgan à la trompette, le pianiste Andrew Hill, le bassiste John Ore et le batteur Philly Joe Jones - tous habitués à produire un son dur, énergique.

Le morceau qui donne sont titre à l'album (et qui a droit à deux versions d'égale qualité) donne le "la" au programme : Mobley démarre avec un solo plein de vigueur que vient relayer Hill avant que le saxo et la trompette reprennent le dessus suivant les changements de ton du piano. Il y a quelque chose de viril et de sexy dans le groove de ce disque et les compositions traduisent clairement ce sentiment : "Me 'n' You" est aussi très punchy et évoque même le rythme de la samba.
Lee Morgan et Mobley sont tour à tour dans une posture de duettistes-duellistes, chacun assurant sa partie comme s'il poussait l'autre à le rattraper puis le dépasser en intensité : c'est redoutablement efficace, cela donne à la tracklist des couleurs sauvages, fauves, sans sacrifier la mélodie. Hill et Jones les accompagnent en maximisant le relief de leurs solos et se ménageant de l'espace.

Ces 8 morceaux sont imparables, fluides autant que nerveux, comme s'ils replongeaient aux racines du hard-bop. Et puis, quelle pochette !



Dernière modification par wildcard ; 22/12/2013 à 19h52.
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  #5  
Vieux 27/12/2013, 19h38
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Bien qu'ayant accompagné de grands improvisateurs, Lou Donaldson n'appréciait pas les "blowing sessions", ces enregistrements (studio ou live) où chacun partait dans des solos interminables en risquant de ne pas retomber sur ses pieds. Comme il le racontait en évoquant ses collaborations avec Jimmy Smith, il était le seul à connaître les mélodies !

Aussi, un album comme ce Lou takes off enregistré en 1957 peut surprendre puisqu'il a été produit sans contours précis : Donaldson avait composé deux titres, en avait emprunté deux autres, puis réuni un quintet de musiciens pour entrer en studio et expérimenter avec eux.
Il s'était bien entouré : Donald Byrd à la trompette, Curtis Fuller au trombone, Sonny Clark au piano, George Joyner (crédité ensuite sous le nom de Jamil Nasser) à la contrebasse et Art Taylor à la batterie. Le résultat est formidable, sans temps mort ni faiblesse.

On évolue dans le registre be-bop et "Sputnik" est une variation autour d'un thème bien connu de Cole Porter ("What Is This Thing Called Love?") : La ligne mélodique est claire, mettant en valeur le talent de Donaldson au saxo alto, soutenu par la trompette puissante de Byrd et la rythmique de Taylor durant une dizaine de minutes.

Pour "Dewey Square", on peut se régaler du jeu de piano du formidable Sonny Clark, un des interprètes les plus sensibles que le jazz ait connu au clavier : il donne comme personne un tempo élégant et solide à la pièce. Le trombone velouté de Fuller est l'autre attraction de ce titre.

Sur le morceau de bravoure que constitue "Strollin' In" (près d'un quart d'heure, composé par Donaldson), Fuller emmène encore le titre avec une douceur que lui seul peut produire avec un trombone. Et puis le piano de Clark est encore une fois sensationnel - quel terrible perte pour le jazz que ce musicien soit mort si jeune.

Enfin, la session se termine avec "Groovin' high", qui n'a pas volé son titre : plein de tonus, l'ensemble du combo s'y surpasse, égalant en souffle et en vigueur ce que donnerait un vrai big band à l'ancienne.

Méconnu dans la discographie abondante de son leader, Lou Takes Off permet d'apprécier un enregistrement plein de dynamisme, l'opportunité vivifiante de savourer des interprétations d'une bande de jeunes lions prêts à en découdre avec le monde, sans prétention déplacée mais avec une joie communicative.



Quand Lou Donaldson enregistre en 67 Alligator Boogaloo, c'est un musicien déjà au faîte de sa gloire, avec un paquet de très bons albums derrière lui. Pourtant, il amorce alors un virage vers un soul-jazz plus facile, qui sera décrié par les puristes, et de ce point de vue-là, on peut considérer que c'est son dernier sommet (même si ce qui a suivi restait d'un très bon niveau).

Cet album, c'est la rencontre parfaite entre le saxo alto et l'orgue Hammond : Lou Donaldson s'est attaché les services du Dr. Lonnie Smith dont le toucher imparable et le son cool correspond à son projet. Ils sont entourés par George Benson à la guitare, Melvin Lastie au cornet et Leo Morris à la batterie.

Le soul-jazz se transforme dans les six morceaux de cet album en un funk-jazz, et la fluidité de l'interprétation, les riffs obsédants sur lesquels sont construits les titres, sont comme autant de futurs samples idéaux pour des rappeurs (et c'est ce qui arrivera avec, par exemple, "One cylinder", que DJ Jimmy Jay utilisera sur "Qui sème le vent récolte le tempo" de MC Solaar).

Ecoutez le morceau qui donne son nom à l'album : la rythmique avec ses breaks de batterie, ses relances de saxo-cornet et orgue, sa guitare précise, tout est là. C'est une composition qu'il est impossible de se sortir de la tête.

Quand on analyse ce disque, on pense à ce produisirent Booker T & The MG's, mais aussi à tout ce courant afro-soul jazz qui irrigua nombre d'enregistrements de l'époque, avec des progressions harmoniques, des boucles : c'est d'une modernité sidérante.
"The Thang" impose un groove plus dur, un swing plus costaud encore, et que dire de "Rev.Moses" avec ses influences gospel.
Le disque se termine sur une ballade étonnamment classique mais superbe, très efficace là encore : "I Want A Little Girl".

Songez bien en écoutant cette musique qu'elle a été gravée en une seule session, une seule journée, sans rajouts : vous mesurerez alors l'osmose entre ces interprètes et la jubilation qu'ils savent faire partager à l'auditeur.
*



Si vous cherchez du jazz direct, économe mais dense, alors écoutez Whistle Stop de Kenny Dorham, enregistré en 1961 !

D'abord, le trompettiste y joue avec la section rythmique du Blue Train de John Coltrane, pas moins : Kenny Drew au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Philly Joe Jones à la batterie - une machine de guerre infernale qui est encore une fois plus qu'efficace. Mais il est aussi accompagné par Hank Mobley et la réunion de ce saxo superbe avec cette trompette de folie est un bonheur total.

"’Philly’ Twist" ouvre l'album : un magnifique blues expressionniste où l'énergie combinée de Dorham et Mobley fait des étincelles lors de solos rugissants. La rythmique de Philly Joe Jones à qui me morceau est dédiée est fabuleuse et a aussi droit à son moment, plein de pêche.
Un contraste intéressant s'établit ensuite avec "Buffalo" qui offre des permutations éblouissantes entre les deux cuivres : c'est quasiment un morceau rock, avec une ambiance prenante.
"Sunset" commence avec le clavier magnifique de Kenny Drew qui conduit à un solo de trompette bouchée de Dorham : le résultat est surprenant de la part d'un soliste qui était connu pour avoir un son volumineux et festif mais soutenu par le saxo généreux de Mobley, cela produit un effet unique. Ces trois-là (Drew-Dorham-Mobley) sont au sommet de leur art à ce moment-là, c'est une perfection de jazz modal - Miles Davis considérait ce morceau comme un des meilleurs qu'il ait entendu, typiques de la technique de Dorham dans sa capacité à intégrer les voix de ses partenaires dans un cadre qu'il avait défini.
"Whistle Stop" déploie, lui, de vertigineux échanges entre les deux cuivres qui donnent au morceau des airs de mariachi : le rythme est incroyablement soutenu, très intense avec une batterie effrenée. Et ce sentiment se poursuit avec "Sunrise in Mexico", où Philly Joe Jones déploie encore des trésors d'inventions derrière ses fûts.

C'est un album qui fourmille d'idées, Kenny Drew n'est pas en reste sur la conclusion avec "Windmill" qui ressemble à une variation du "’Philly’ Twist", sans doute le morceau le plus "Coltranien" du programme, avec des modulations complexes sur un thème précis.

Rarement, un album produit cet effet d'étourdissement : on est littéralement transporté par l'énergie des musiciens et le parfum d'aventure qui s'en dégagent. De qui vraiment réévaluer le génie de Kenny Dorham.



Kenny Dorham était, pour reprendre la formule d'Art Blakey (qui en fit un des membres de ses Jazz Messengers), le "roi sans couronne" de la trompette. Freddie Hubbard déclara aussi qu'il était son trompettiste préféré avec Dizzy Gillespie et Miles Davis. Vous voulez comprendre pourquoi ces éloges ? Ecoutez donc Una Mas, son chef d'oeuvre enregistré en 1963 !

Kenny Dorham y dispose d'une formation exceptionnelle avec Joe Henderson au saxo ténor (il avait 25 ans et c'était son premier enregistrement !), Herbie Hancock au piano, Butch Warren à la contrebasse, et Tony Williams (17 ans !) à la batterie. Autant dire que ça va swinguer dur !
Leader respecté, compositeur inspiré (il signe 3 des 4 morceaux de cet album), arrangeur subtil, Dorham reste pourtant mésestimé, n'ayant pas reçu la gloire qu'il méritait de son vivant. La faute peut-être au fait qu'il changeait souvent de partenaires et à la diversité de son répertoire, son goût pour les expériences : s'il collabora plusieurs fois ensuite avec Henderson et Warren, ce fut sa seule session avec Hancock et Williams.

Una Mas est un album bref (à peine plus de 36'), mais il s'ouvre avec le titre éponyme, une longue chevauchée épique de 15'20 qui vous met tout de suite dans l'ambiance, avec un piano très rythmé, puis l'entrée en scène des deux cuivres. C'est un jazz-samba très tonique, soutenu par la basse et la batterie, avec des solos alternés de Dorham et Henderson qui montent en puissance au point que le trompettiste, exultant, prolonge le morceau en criant "Una Mas !" à un moment. Et ça repart de plus belle, Hancock relevant le défi que semble lui lancer Henderson après un solo vertigineux. C'est infernal, impossible de ne pas taper du pied !
"Straight Ahead" avec ses 9' est aussi festif avec une batterie qui donne le ton. Les musiciens s'amusent visiblement et leur bonne humeur est contagieuse. Les riffs des cuivres s'enchaînent à une vitesse étourdissante, Hancock est comme en transe sur son piano. Henderson et Dorham se partagent encore des solos prodigieux, le style est plus traditionnellement hard-bop mais quelle pêche !

"Sao Paolo" nous ramène dans la chaleur latino, une atmosphère moite et tendue où le blues se marie à la bossa nova avec bonheur. On a le sentiment que le groupe cherche à relier les deux Amériques, produisant une musique sensuelle et profonde, suave et dure, à l'image des ruptures de ton du saxo et du souffle fluide de la trompette.

Pour la réédition en cd de cette session, Michael Cuscuna décida d'ajouter à la playlist le superbe "If Ever I Would Leave You», un titre beaucoup plus ramassé (5'). C'est une ballade paisible, reposante même après cette furia, conduite par le piano délicat d'Hancock. Le jeu de Dorham se fait lyrique, évoquant les plus belles heures de Chet Baker, et le saxo d'Henderson souligne cette joyeuse mélancolie. La nouba se termine avec ce bel épilogue.

Et voilà ! 4 morceaux, mais quelle richesse, quelle dynamisme, quelle volupté !
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Vieux 27/12/2013, 20h01
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Quand Lou Donaldson enregistre en 67 Alligator Boogaloo, c'est un musicien déjà au faîte de sa gloire, avec un paquet de très bons albums derrière lui. Pourtant, il amorce alors un virage vers un soul-jazz plus facile, qui sera décrié par les puristes, et de ce point de vue-là, on peut considérer que c'est son dernier sommet (même si ce qui a suivi restait d'un très bon niveau).
1967, c'est une année de rupture pour Blue Note.
C'est en effet l'année où, pour relancer des ventes défaillantes (c'est tout le jazz qui pique du nez face aux nouveaux genres musicaux dominants), Blue Note se lance à fond dans la formule facile du soul-jazz.
Ceci dit, je crois que ce mouvement n'aurait pas été aussi décrié par les puristes si, dans un même temps, Blue Note avait continué à laisser s'exprimer ses talents les plus audacieux comme Andrew Hill, Sam Rivers ou même des gens comme Ornette Coleman ou Cecil Taylor.
Mais tous ces gens durent aller voir ailleurs, tout comme Alfred Lion qui prit sa retraite parce qu'il ne se retrouvait pas dans la nouvelle orientation de la boîte qu'il avait confondée quelques décennies plus tôt.

Des disques comme cet "Alligator boogaloo", aussi bons qu'ils puissent être dans l'absolu, ont toujours pâti du renoncement de Blue Note à continuer à documenter l'évolution d'un jazz exigeant et novateur.
Rétrospectivement, c'est sans doute injuste mais dans le contexte de l'époque, c'est assez compréhensible.


Tiens sinon, je ne connais pas le "Lou takes off" mais tu me donnes furieusement envie de le découvrir.
__________________
"Ca ne résout pas vraiment l'énigme, ça y rajoute simplement un élément délirant qui ne colle pas avec le reste. On commence dans la confusion pour finir dans le mystère."
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Vieux 03/01/2014, 19h46
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Voilà un album qui porte son titre à merveille car c'est une invitation au calme, au bonheur, à l'oisiveté qu'Idle Moments, album enregistré en 1963 par Grant Green, offre.

Le guitariste est ici entouré par une formation enchanteresse qui compte Joe Henderson au saxo ténor, Bobby Hutcherson au vibraphone, Duke Pearson au piano, Bob Cranshaw à la contrebasse et Al Harewood à la batterie. Ils se sont réunis lors de deux séances, à dix jours d'intervalles, dans la première quinzaine de Novembre, au studio de Rudy Van Gelder, sous la direction d'Alfred Lion.

Le morceau qui donne son titre à l'album ouvre le programme et est signé Pearson : de l'aveu du pianiste, le groupe ne savait plus en le commençant combien de mesures il comptait et ainsi la composition s'est étirée sur prés d'un quart d'heure. C'est un somptueux blues, qui débute par un lente intro au clavier, à laquelle succède le vibraphone avant l'entrée en scène de la guitare. Bien qu'en proie à son addiction à l'héroïne, Green est au sommet de son art : chacune de ses notes a quelque chose d'aérien, de serein, il entraîne toute sa bande vers des cimes célestes après un premier solo magnifique.
Le producteur Alfred Lion aurait sans doute préféré un morceau plus court mais il a dû s'incliner devant cet édifice majestueux, à la mélodie hypnotique.

Le reste est à l'avenant : "Jean De Fleur" s'appuie sur un tempo un peu plus soutenu. Le titre a été écrit par Green et son dialogue avec Hutcherson est merveilleux. Ce swing voluptueux tient toutes ses promesses, comme "Django" qui lui succède, écrit par John Lewis en hommage à Django Reinhardt. Il est étonnant d'écouter un guitariste comme Green, issu du blues, revisiter le jazz manouche avec sa suavité, son phrasé si différent : il fait chanter le morceau à la manière des joueurs de saxo qui inspirèrent sa technique, on ne peut pas résister à ce délice.
"Nomad" conclut la tracklist et se distingue du lot par la place accordée à la section rythmique tout en développant là encore sa mélodie sur une douzaine de minutes onctueuse.
Deux prises alternatives (de "Jean De Fleur" et "Django", plus longues que les premières) s'ajoutent au disque et achèvent de conquérir l'auditeur.

Le miracle de cet album, c'est son alliance de simplicité et d'efficacité, la marque de Grant Green, mais ici porté à son plus haut niveau. Il s'agit peut-être de son disque le plus abouti, le plus complet : ses partenaires, le jeu déployé par ces musiciens, la qualité du set, l'atmosphère envoûtante, tout concourt à faire de son écoute un moment d'exception - il y a de la grâce dans cet enregistrement. L'évidence qu'on ressent devant un chef d'oeuvre.

*



Stanley Turrentine était avant tout un grand saxo ténor de soul-jazz, avec des inflexions de blues : il possédait un son rond, voluptueux, mais aussi musclé quand il le fallait. Cette flexibilité lui a permis de briller dans de multiples configurations (trio, quartet, quintet, sextet) durant les neuf années passées à enregistrer pour le label Blue Note.

En 1967, ce musicien insatiable et multiforme entreprend son projet le plus ambitieux en enregistrant avec une formation proche de celle d'un big band. En Février puis en Juin, il grave donc les 12 morceaux de A Bluish Bag avec Donald Byrd, Tommy Turrentine (son frère), Blue Mitchell (trompettes) ; Julian Priester (trombone) ; Jerry Dodgion (flute, saxo alto) ; Joe Farrell (flute, saxo ténor) ; Pepper Adams (saxo baryton, clarinette) ; Al Gibbons (clarinette basse, saxo ténor).
La section rythmique est d'abord composée par Kenny Barron au piano, Bucky Pizzarelli à la guitare, Ron Carter à la contrebasse et Mickey Roker à la batterie, puis McCoy Tyner au piano, Walter Booker à la contrebasse.

Bizarrement, Blue Note ne publiera pas tout ce matériel en même temps alors qu'il forme un programme riche et varié mais cohérent (les pistes 8 à 12 figureront sur les albums Stanley Turrentine de 75 et New Time Shuffle en 79).
Les arrangements de Duke Pearson sont somptueux et la sélection des titres est un bel écrin pour cet ensemble, comme en témoigne "Blues for Del" ou le morceau-titre "A Bluish Bag" (une composition magnifique d'Henry Mancini) ou encore la ballade "Here's That Rainy Day" - où le vibrato de Turrentine donne toute sa mesure.




Enregistré en 1966, Rough' n' tumble de Stanley Turrentine est un des disques emblématiques du soul-jazz, quand bien même on notera l'absence d'un orgue, ce clavier si intimement lié à ce courant.

Ce n'est pas le disque le plus connu du saxophoniste mais il mérite qu'on s'y intéresse, tout simplement parce que c'est un régal à écouter et parce que la formation réunie pour l'occasion a fière allure.

Sur les six titres du programme, Turrentine est accompagné par un septet comprenant Blue Mitchell (habitué d'Horace Silver) à la trompette, James Spaulding au saxo alto, Pepper Adams au saxo baryton, Grant Green à la guitare, McCoy Tyner au piano, Bob Branshaw à la contrebasse et Mickey Roker à la batterie. Le disque bénéficie des arrangements classieux de Duke Pearson (qui orchestrera un an plus tard A Bluish Bag).

La gamme des morceaux choisis est variée, il s'agit tous de classiques. "And Satisfy" est un blues solide et sensuel, où les inflexions si familières de Turrentine sont remarquables. Mitchell et Green évoluent en contrepoint dans un style plus be-bop, ce qui donne un groove délicieux à l'ensemble.
Puis Turrentine reprend les chansons "Shake" de Sam Cooke et "What Could I Do Without You" de Ray Charles : il les joue avec sensibilité, soutenu par le clavier céleste de Tyner.
Mais le meilleur est à venir avec la reprise de "Walk On By" : la batterie de Roker, qui utilise ses cymbales avec génie, donne un relief lumineux à ce slow superbe sur lequel Turrentine improvise en douceur, toujours bien suivi par Tyner.
En conclusion, "Baptismal" est un autre exemple de la complicité entre le saxo et le piano, évoquant ce que dernier faisait avec Coltrane, dans un style cependant plus sobre, contenu, le groove lent appuyé par le saxo baryton de Adams.

Peut-être pas le disque le plus passionnant dans son registre ni de la part de son leader, mais doté d'une sacrée élégance.

*


Blowin' the Blues Away est ce qu'on peut appeler un "instant classic", ce genre d'album qu'on aime tout de suite et pour toujours, une collection de titres irrésistibles jouée par un groupe au sommet de son art. C'est un des nombreux joyaux de la couronne du génial pianiste Horace Silver, enregistré en 1959, avec son quartet.


Dans le registre du hard-bop et du soul-jazz, on trouve peu de disques aussi entraînants et bien construits. C'est là qu'on remarque à quel point une bonne formation a l'air de jouer comme si elle créait les morceaux en direct, avec une complémentarité parfaite. Silver y est entouré de musiciens avec lesquels il a ses habitudes comme le trompettiste Blue Mitchell, le saxo ténor Junior Cook (ces deux-là forment une paire de cuivres idéale), le contrebassiste Gene Taylor et le batteur Louis Hayes. Mais il n'y a aucun doute sur le fait que la vraie star, c'est le pianiste lui-même.


Silver signe toutes les compositions de cet album, parmi les plus inspirées de son répertoire avec celles de Song for my father et celles qu'il interpréta avec les Jazz Messengers. Il borde autour de ses thèmes favoris, un jazz toujours percutant, très rythmé, qui accroche l'auditeur et ne lâche plus.
Mais même quand il calme le jeu, on ne perd pas au change comme en témoigne de superbes ballades comme "Peace" et ce gospel fabuleux, "Sister Sadie" (un futur incontournable du répertoire du pianiste, souvent repris par d'autres).
Silver, c'est l'école du tempo, il s'amuse avec avec virtuosité comme sur "Break City", où il varie son jeu tout en livrant une composition très dense (et "dance"). Il se fait lyrique avec le bien nommé Melancholy Mood" , puis à nouveau endiablé sur "The St. Vitus Dance", exotique sur "Baghdad Blues" (où on peut lire son goût prononcé pour les sonorités orientales).


Cette leçon de groove préfigure l'apparition du funk-jazz, avec des cuivres sensuels, mais aussi une inventivité sur laquelle le temps n'a pas prise. Tout dans cette musique souligne le souci d'impacter rapidement et durablement tout en conservant une légèreté épatante. Le groupe sert cette exubérance festive, guidé par ce maestro aux doigts d'or.


Difficile, pour ne pas dire impossible de ne pas aimer ce disque de ce majestueux félin !

*



Donald Byrd a 29 ans quand il enregistre Royal Flush, qui sera un disque capital pour lui à plusieurs égards : c'est le dernier sur lequel il fera équipe avec son partenaire Pepper Adams au saxo baryton, mais c'est aussi visiblement un album de transition pour ce musicien accompli qui apprit, joua et enseigna la trompette (et qui a disparu en Février 2013), désirant explorer de nouveaux territoires du jazz.

Le départ programmé de Adams est en quelque sorte compensé par l'intégration au piano d'Herbie Hancock, tout juste 21 ans, et déjà étoile montante du jazz : il signe un morceau, qui clôt le programme, "Requiem" (une belle ballade, loin d'être aussi sinistre que son titre le suggère).

Byrd, lui, est donc un trompettiste expérimenté : il a fait partie des Jazz Messengers d'Art Blakey (en même temps qu'Horace Silver) et a donc participé à l'éclosion du hard-bop. Sa dextérité à passer de mélodies très agressives à des thèmes simples et plus calmes, le son clair qu'il tire de son instrument grâce à un souffle parfaitement maîtrisé (qu'il considérait comme l'élément le plus important dans la pratique) se retrouve ici sur des titres comme "Hush" en ouverture.

Mais dès le deuxième morceau, il prouve sa volonté à brouiller les pistes en s'emparant d'une manière intattendue du standard "I'm a fool to want you" : l'influence de Miles Davis et Chet Baker, le phrasé à la fois plus sobre et lyrique, tranchent avec le style habituel, plus ample et généreux, de Byrd. Il compose aussi "Jorgie's", construit sur un ligne de basse appuyée de Butch Warren, et "Shangri-La", où il dialogue et défie à la fois Pepper Adams sur des solos audacieux soutenus par la batterie très présente de Billy Higgins.

Ces références, ces ruptures de tons, tout cela peut désorienter et m'a, je dois l'avouer, un peu empêché d'apprécier le programme autant que je l'espérai (alors que j'apprécie Byrd par ailleurs, mais peut-être finalement plus quand il est le trompettiste dans la formation d'un autre). Ce sentiment se confirme avec le blues bizarre de "6 M's", avant le joli final signé par Hancock.

Royal Flush n'est pas un album simple, facile, il est tour à tour passionnant et frustrant, déconcertant. Mais par la suite Donald Byrd saura rebondir avec des projets plus abordables et tout aussi novateurs (comme New Perspective ou le fabuleux Free Form, avec une chorale !), explorant le soul-jazz, la bossa nova, revenant au hard-bop, avec toujours ce son de trompette unique, d'une clarté et d'un volume fabuleux.


Dernière modification par wildcard ; 03/01/2014 à 19h52.
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  #8  
Vieux 11/01/2014, 12h29
Fletcher Arrowsmith Fletcher Arrowsmith est déconnecté
...
-Généalogiste Sénile--Gardien du Temple-
 
Date d'inscription: avril 2005
Messages: 33 960
Fletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super PépetteFletcher Arrowsmith se la pète comme Super Pépette
Il y a des soldes à la FNAC en ce moment et ce fut l'occasion pour moi de me trouver quelques CD pour pas cher.

Dans la catégorie Jazz j'ai pris les 2 CD The GREAT SUMMIT de Louis ARMSTRONG et Duke ELLINGTON. Aucun regret. Cela tourne en boucle à la maison. C'est magnifique et il y a une superbe ambiance jazz and blues en soirée chez moi.



Je laisse les spécialistes en parler.
__________________
“Our dreams make us large.” Jack Kirby

MES VENTES DE COMICS : ICI
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jazz, musique

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