De l'utilisation de la composition de la planche comme technique narrative

[Bill Mitchell]

Ce que je préfère quand je lis une bande dessinée, c'est l'invention narrative . Certains auteurs pensent leur planche et leur composition pour nous donner quelques impressions sans qu'on le sache vraiment . Parfois, l'histoire, la taille du texte à caser, ou autres contraintes de place peut rendre la chose difficile . Parfois, la case est juste utilitaire, doit faire passer un certain nombre d'information et la composition de la planche n'a que peu d'importance . Mais chez certains auteurs, il y a une vraie seconde lecture à faire, parce qu'ils pensent vraiment leur planche comme une entité autonome, qui est composée dans un but précis, pour faire passer une idée ou pour induire un mode de lecture . Parfois on a une vraie séquence, une succession de cases qui ont un sens collectif, et dont on ne saurait pas enlever une image sans amputer le sens global .
Je vais essayer dans quelques exemples de maîtres de parler de circulation de lecture, de sens implicite. J'essaierai aussi dans les previews d'expliquer là où je vois une astuce de narration qui m'épate .
Je ne suis pas un spécialiste, je n'ai pas fait d'études dans ce sens, mais je suis sensible à certaines choses et j'aimerais prendre un peu ce recul pour partager un peu de mes impressions de lectures .
Libre à vous de proposer d'autres planches, d'autres lectures ... Ca doit être un truc vivant .

[Bill Mitchell]

On va commencer par un maître de la planche franco belge, avec Régis Loisel .
il pense ses planches comme des entités propres, ayant un sens qui s'inscrit dans la globalité de l'histoire, mais qui a aussi un sens en tant qu'objet isolé . La planche doit raconter une histoire autonome, doit pouvoir donner une impression forte, quoique parfois inconsciente quand on est embarqué dans l'histoire .
Cela marche surtout quand il n'y a pas beaucoup de contraintes de texte, car le texte ralentit la lecture, et induit un autre cheminement du regard . Sur des planches presque muettes, la lecture est très rapide et doit toutefois apporter beaucoup d'informations, qui sont codées d'une autre manière, et la circulation du regard peut donner des solutions .

Un exemple frappant et magistral, tiré du Rige, sans doute le meilleur album de l'excellente quête de l'oiseau du temps nous montre comment la composition de la planche peut susciter une impression forte et complexe .

Pelisse tombe dans un précipice . Ca aurait pu se règler en deux images, mais Loisel veut donner l'impression que la chute est très grave, pourrait la tuer, mais veut nous laisser l'espoir qu'elle va pouvoir s'en sortir tout de même .
Par la composition de la planche, il va réussir à nous donner les deux impressions à la fois et à nous laisser le choix entre les deux, en laissant notre regard suivre deux chutes différentes . Si chacune se termine par un tchoc contre une pierre , je pense qu'on peut ne pas imaginer le même son entre les deux chemins .

Le premier chemin, figuré en rouge, est très violent et nous laisse peu d'espoir, car il commence par une séparation dramatique et il se termine par une chute verticale . Entre temps, le clac nous suggère que Pelisse a été fouettée dans sa chute par les lianes . La pauvre Pelisse aura du mal à s'en sortir .

Le second chemin, en vert , est plus doux,il commence verticalement , mais la tension s'atténue, on a l'impression que les lianes sont plus bénéfiques, elles cèdent tout en retenant un peu la chute, qui se termine horizontalement par une roulade, et une pierre pour arrêter la roulade et conclure la planche comme un point final . La chute est moins spectaculaire, Pelisse a une chance de s'en sortir .
Vite, faisons un pari et lisons la suite .

Bien sûr, cette planche est très spectaculaire et extrèmement réussie, cette planche est un chef d'oeuvre dans le chef d'oeuvre, et toutes les planches ne sont pas aussi construites dans ce sens . Ca n'aurait d'ailleurs pas de sens de faire un morceau de bravoure à chaque planche d'un récit d'aventures. Mais j'ai cité cet exemple pour montrer ce qu'on peut faire en plaçant bien les personnages, les cases, pour induire un certaine circulation du regard dans la lecture .


Je me rends compte que ça passe beaucoup moins bien dans le format paysage d'un écran PC!

[Fin Fang Foom]

Très belle analyse.

[kael]

Certes, mais t'iras faire comprendre ça à Jeaph... Pour lui toutes ces histoires de lignes directrices dans une planche, c'est juste des trucs de bonnes-femmes comme jeter une pincée de sel par dessus son épaule ou bien clouer un chat sur la porte d'une grange pour conjurer le mauvais œil...

[axlreznor]

	Citation:			Posté par Bill Mitchell
	On va commencer par un maître de la planche franco belge, avec Régis Loisel . il pense ses planches comme des entités propres, ayant un sens qui s'inscrit dans la globalité de l'histoire, mais qui a aussi un sens en tant qu'objet isolé . La planche doit raconter une histoire autonome, doit pouvoir donner une impression forte, quoique parfois inconsciente quand on est embarqué dans l'histoire . Cela marche surtout quand il n'y a pas beaucoup de contraintes de texte, car le texte ralentit la lecture, et induit un autre cheminement du regard . Sur des planches presque muettes, la lecture est très rapide et doit toutefois apporter beaucoup d'informations, qui sont codées d'une autre manière, et la circulation du regard peut donner des solutions . Un exemple frappant et magistral, tiré du Rige, sans doute le meilleur album de l'excellente quête de l'oiseau du temps nous montre comment la composition de la planche peut susciter une impression forte et complexe . Pelisse tombe dans un précipice . Ca aurait pu se règler en deux images, mais Loisel veut donner l'impression que la chute est très grave, pourrait la tuer, mais veut nous laisser l'espoir qu'elle va pouvoir s'en sortir tout de même . Par la composition de la planche, il va réussir à nous donner les deux impressions à la fois et à nous laisser le choix entre les deux, en laissant notre regard suivre deux chutes différentes . Si chacune se termine par un tchoc contre une pierre , je pense qu'on peut ne pas imaginer le même son entre les deux chemins . Le premier chemin, figuré en rouge, est très violent et nous laisse peu d'espoir, car il commence par une séparation dramatique et il se termine par une chute verticale . Entre temps, le clac nous suggère que Pelisse a été fouettée dans sa chute par les lianes . La pauvre Pelisse aura du mal à s'en sortir . Le second chemin, en vert , est plus doux,il commence verticalement , mais la tension s'atténue, on a l'impression que les lianes sont plus bénéfiques, elles cèdent tout en retenant un peu la chute, qui se termine horizontalement par une roulade, et une pierre pour arrêter la roulade et conclure la planche comme un point final . La chute est moins spectaculaire, Pelisse a une chance de s'en sortir . Vite, faisons un pari et lisons la suite . Bien sûr, cette planche est très spectaculaire et extrèmement réussie, cette planche est un chef d'oeuvre dans le chef d'oeuvre, et toutes les planches ne sont pas aussi construites dans ce sens . Ca n'aurait d'ailleurs pas de sens de faire un morceau de bravoure à chaque planche d'un récit d'aventures. Mais j'ai cité cet exemple pour montrer ce qu'on peut faire en plaçant bien les personnages, les cases, pour induire un certaine circulation du regard dans la lecture . Je me rends compte que ça passe beaucoup moins bien dans le format paysage d'un écran PC!

Beau boulot Bill! C'est quoi ton hebergeur, le mien fait des siennes!

[Bill Mitchell]

photobucket

[axlreznor]

	Citation:			Posté par Bill Mitchell
	photobucket

Merci, je vais manger un morceau et je m'y remets alors !

[Mil K]

	Citation:			Posté par Bill Mitchell
	Un exemple frappant et magistral, tiré du Rige, sans doute le meilleur album de l'excellente quête de l'oiseau du temps nous montre comment la composition de la planche peut susciter une impression forte et complexe .

Ah bah je n'avais pas du tout vu ça comme ça à la lecture !
Pour moi, comme en case 2 on voit qu'elle tombe avec les jambes de chaque coté de la liane, il fallait enchainer avec la case du milieu à droite où la liane claque et la fait virevolter, avant d'enchainer avec le milieu gauche où elle chute d'une hauteur vertigineuse.

Et je m'étais dit au moment de la lecture que ce n'était pas très naturel comme enchainement de case...

Merci pour cette explication, du coup j'irai me relire toute la série !

[Soutch]

Mil K, ta lecture de la planche n'est pas faussée non plus. Elle forme un S inversé probablement voulu par l'auteur.

Le regard du vieil homme nous invite à suivre dans ce sens (vers le bas). La direction du corps de Pelisse voire celui du cadrage de la case oriente ensuite notre regard vers la case de gauche.

Et le Monsieur n'a même pas besoin de dessiner de grosses flèches entre les cases pour que cela fonctionne.

[Mil K]

	Citation:			Posté par Soutch
	Mil K, ta lecture de la planche n'est pas faussée non plus. Elle forme un S inversé probablement voulu par l'auteur. Le regard du vieil homme nous invite à suivre dans ce sens (vers le bas). La direction du corps de Pelisse voire celui du cadrage de la case oriente ensuite notre regard vers la case de gauche.

Mais du coup, si on veut à un moment faire un découpage pour un sens de lecture en S inversé en se basant sur cette planche, ne faudrait-il pas mieux faire (<- on a le droit de dire ce genre de chose à propos d'une planche de Loisel ? ) :
- soit une gouttière (c'est bien le terme français ou bien je vais une traduction barbaresque de "gutters" ?) entre les cases 2 et 3 inclinée nord-ouest vers sud-est, comme ça la 3e case serait un peu à part dans la lecture, l’œil suivrait instinctivement Pélisse et suivrait vraiment une lecture en S inversée ;

- soit une case 3 légèrement différente, avec le texte au dessus et le visage de Bragon au dessous, pour qu'encore une fois l'oeil suive les personnages et ait une trajectoire en S inversée plus aisée ?


Et les flèches pour suivre les cases, c'est le mal, ça montre que la page est mal construite !

[Guiom]

	Citation:			Posté par Mil K
	Ah bah je n'avais pas du tout vu ça comme ça à la lecture ! Pour moi, comme en case 2 on voit qu'elle tombe avec les jambes de chaque coté de la liane, il fallait enchainer avec la case du milieu à droite où la liane claque et la fait virevolter, avant d'enchainer avec le milieu gauche où elle chute d'une hauteur vertigineuse. Et je m'étais dit au moment de la lecture que ce n'était pas très naturel comme enchainement de case... Merci pour cette explication, du coup j'irai me relire toute la série !

Je lis la planche de la même façon que toi. Même si l'analyse de Bill est très bien expliquée. Je ne suis pas convaincu par sa façon d'aborder la planche.

A mes yeux, la volonté de l'auteur est de faire en sorte que le lecteur lise la première ligne, puis suivant le regard de l'homme, on voit le début de la chute, retour à gauche avec la case en "L" inversé puis les deux dernières cases.
La lecture se fait donc dans un sens non-conventionnel (normalement toujours de gauche à droite et de haut en bas) et je pense que c'est pour montrer le parcours chaotique de la chute du personnage féminin.


En tout cas Bill, très bon choix, j'adore Loisel !

[Thoor]

Voila un tread qui promet d'être annimé.
Excellent idée

[Bill Mitchell]

on a la lecture en S inversé, oui, aussi . Mais Loisel a probablement pensé à ces deux sens de lecture, il a combiné les deux . La lecture en S nous bouscule , on est balancé de branche en branche, et c'est la lecture la plus consciente, la plus évidente, mais je suis convaincu qu'il y a les deux autres sens de lecture effectuée de manière consciente chez Loisel et lue de manière inconsciente chez le lecteur, on peut vraiment suivre les deux chutes de manière indépendante . C'est vraiment du grand art .

[Bill Mitchell]

faut lire la planche dans l'album, car sur internet, ca ne marche pas bien . Comme on est fermé d'un point de vue vertical, on cherche la solution narrative en regardant de façon horizontale . En bande horizontale scrollée, la seule solution de lecture est le S inversé .
Sur la planche entière , on voit bien la disposition des corps en ellipse , plutôt en deux chemins séparés.
Le bras de Bragon oriente bien la lecture , je suis d'accord mais c'est aussi la lecture de ma flèche .

[HiPs!]

On pourrait remarquer autre chose dans l'enchainement.

Entre la première case "CHTÖ!" et la suivante, début de la chute de Pelisse, il y a une transgression dans l'axe.
En gros, le point de vue démarre à droite de Pelisse pour s'inverser et se placer à sa gauche.

Bon, ça, normalement, c'est pas halal comme succession, ça ne se fait pas.

Sauf, si c'est pour signifier une transition brutale et marquer une rupture, ce qui est bien le cas ici.

Si c'est volontaire de la part de Loisel, bien joué car la chute ne vous en parait alors (même si c'est inconscient et que vous ne vous en rendez pas forcément compte) que plus soudaine.