Histoires courtes illustrées

[wallyvega]

Le temps d'une clope


Un peu d'ivresse solitaire. Enfin. La porte se referme sur les discussions sourdes et des exhalations diversement chargées. Je m'appuie sur le mur, davantage pour me focaliser sur le calme du couloir que pour assurer un appui stable. L'incompatibilité entre ce type de soirées et moi semble maintenant incontestable. Au fond, les beuveries à plusieurs sont bien plus tristes que les nuits blanches en solo, à compter les bouteilles vides. La compagnie masque les regrets, remords et autres conneries du genre. Un temps. Avant que les nausées ne te les martèlent en pleine gueule.
Je réfléchis pour la première fois de la soirée, non? Un ticket de métro, dix euros, une capote en poche, des litres d'insouciance à quarante degrés et tout ça pour réfléchir dans un couloir poisseux...
Rien à sauver. A moins que... Une clope dans ma poche arrière; dans un sale état mais pas assez pour la balancer. Entre mes lèvres, je la sens humide. Je préfère en ignorer l'origine et l'allum... PUTAIN! Pas de feu!
Définitivement rien à sauver.


Une lumière jaunâtre s'infiltre à travers l'épais nuage. Doucement. Une silhouette se dessine. Petite. Féminine. Seule.


Elle referme la porte. Lassée par la soirée, peut-être. Je la devine à peine. Pas un regard dans ma direction. Je crois. Les talons de ses bottes claquent sur les marches alors qu'elle s'éloigne.


« Est-ce que vous auriez... »


Elle se retourne, sans s'arrêter, et, du bas de la cage d'escaliers, m'offre quelque chose. Un moment. Le genre de souvenirs qui te reviennent sans que tu t'y attendes. Qui créent un lien pas toujours réciproque. Et qui semblent s'achever avant d'avoir commencé.


« … du feu? »


Pas de réponse. Elle est déjà dehors.


Je n'aurais jamais pensé éprouver de la gratitude, ce soir. Voilà ce que devrait être le féminisme. Elle m'as mis à genoux en un geste, sans dire le moindre mot. Bien loin des indignations stériles et souvent risibles ainsi que des histoires de supériorité ou de hiérarchie. Je suis à genoux et je n'ai pas envie de me relever.


Des paroles de Bob Dylan traversent ce qu'il me reste de neurones. Elle ressemble à un concentré de ces filles iconiques qui rendent la nostalgie hypnotique. De « If You See Her, Say Hello » à « Girl From The North Country », en passant par « One More Cup Of Coffee ». Nostalgique d'une fille que je n'ai qu'aperçue. Ma tendance à l'extrémisme est sauve.
C'est d'ailleurs pour ça que je meurs d'envie de retourner me défoncer la tête avec les autres. Je donnerais ma capote et mon ticket de métro pour des bières; échange tout à fait envisageable à cette heure. Mais les pétasses qui rôdent à l'intérieur s'efforceraient de purger toute trace de cette étrange gaité. Avec la distinction de leurs talons hauts trop petits et de décolletés roses qui n'ont pour élégance que de réveiller une libido anesthésiée, elles agitent leurs culs. Vulgaires mais bonnes. Je ne perdrais rien à les rejoindre, finalement. Un peu d'estime, tout au plus. Je ne crois plus être à ça près. Et je pourrais enfin allumer cette putain de clope.
Je fais mine d'ouvrir la porte quand:


« Plus besoin de feu? »


Moment d'hésitation. Je dois me concentrer pour analyser ce qu'il se passe, choisir quoi faire et agir. Trop de verres se sont écoulés pour que je puisse compter sur une coordination raisonnable.


« Euh, oui. Si. Merci. »


Hihi. Pipi. Pouf Pouf.


« Dieu me tripote.
-Quoi? S'étonne-t-elle.
-Rien. D'intéressant, en fait.
-Tu n'as pas l'air intéressant, c'est vrai, dit-elle en me tendant son briquet à l'effigie d'un vieux rocker.


Je ne peux m'empêcher de fixer le petit visage ridé entouré d'un aigle et d'un loup, peints avec tant d'application qu'on dirait du Marc Levy.


-Il n'est pas à moi.
-J'ai rien dit.
-Tant mieux.
-Et pourquoi?
-Pourquoi quoi?
-Hum?! Attends... Deux secondes. »


Je me concentre difficilement. Elle me regarde et je devine un sourire dans la pénombre. Profitant de ma réflexion, elle prend ma main, colle une cigarette à la mienne et tire dessus, levant ses yeux vers les miens.


-Ah! Voilà! Pourquoi je ne serais pas intéressant?
-Tu es là, seul, avec une vielle clope douteuse et je ne sais même pas si les autres s'en sont aperçus.
-Tu te rends bien compte que tout ça fait de moi quelqu'un d'intéressant, justement?
-C'est un point de vue.
-Le tien?
-A toi de m'en convaincre.
-Tu t'amusais? »


Merde, elle est sublime. Son visage a quelque chose de dérangeant.


« Non, je ne m'amusais pas. J'observais.
-Moi aussi.
-Avec un air de connard suffisant.
-C'est possible. J'ai déjà remarqué ça. C'est énervant, hein?
-Plutôt, ouais. Mais t'inquiètes, je connais. Avec un physique comme le mien, j'ai l'impression de constamment complexer la femelle de base.
-Mouais...
-Oh, je pourrais presque y croire si je ne t'avais pas vu me mater d'un air béat. Un peu comme en ce moment. Et si je n'étais pas une bombasse, évidemment.
-Evidemment. »


Elle passe sa main dans ses cheveux, caricaturant la pouffiasse du soir.


« Je t'aime bien... Euh... C'est quoi ton prénom?
-Tu l'as déjà oublié? Pauvre con. »


Je suis vraiment bourré si j'en viens à oublier son prénom. Elle bluffe? Elle doit bluffer. Je soutiens son regard et les murs ondulent autour de son visage. Je sens la terre bouger. Enfin, c'est ce que j'aime me dire à l'heure où mon équilibre n'est plus fiable. Elle ne cille pas.


-Tu ne me l'as pas dit, hein. S'il te plaît...
-Un mec conquis d'avance, ça n'a rien d'excitant, tu sais?
-Je pourrais être conquis par le boudin violacée qui ponctue ses phrases de 't'as vu?', ce soir.
-Tu n'as pas envie de rentrer avec moi, toi.
-Pourquoi j'en aurais envie? Ce serait sympa au début avant que tu ne découvres que je suis un gros con doublé d'un salop et que tu ne dicèdes de prir voir... de ptir vir.. de... Oh, et puis merde!
-Ne me fais pas le coup du mec fleur bleue, maintenant. J'ai encore un minimum d'intérêt pour toi.
-Rien à voir. Je dirais plutôt pessimiste. Et comme, rien que je ne puisse faire n'a d'utilité, je bois, je fume et je grille toutes mes chances de te pécho une à une.
-Me pécho? rit-elle.
-Ben oui, depuis le temps que je voulais dire ça à une fille. Te pécho. C'est magnifique 'pécho'.
-Je crois plutôt que c'est moi qui vais te pécho.
-Pas de problème. Tant que ça reste entre nous.
-Ne t'inquiète pas, je ne voudrais pas que ça s'ébruite.
-De toute façon, tout le monde s'en tape. Je ne pense pas que ton absence soit passée moins inaperçue que la mienne.
-Détrompe-toi. Ils doivent être sur le point d'abandonner. Une fête sans moi, c'est comme un mariage sans 'La danse des canards'. On s'amuse, on picole mais c'est juste pour combler le manque désespéré de repère.
-C'est totalement nul comme métaphore.
-J'avais le début mais la fin n'est pas venue.
-Ah non, mais ça reste honorable quand même. Et puis à.... »


Je jette un oeil à ma montre et essaye de déchiffrer la combinaison aiguilles/chiffres romains.


«...Deux heures quarante-sept. Quarante-huit! C'est normal de ne pas venir à la fin.
-Le processus de séduction s'intensifie... »


Je tire une taffe et rien, exceptée une sensation de brûlure au bout des doigts. J'ai achevé ma dernière clope. Et elle me prend pour un débile mental. Nouvelle soirée qui s'avère être un succès total. Mes yeux se sont habitués à l'obscurité, je discerne un taille fine, soulignée par une large ceinture qui tombe sur les hanches. Elle porte un haut qui remonte au-dessus du nombril et une veste courte. Ses cheveux blonds lui tombent sur les épaules et je l'aime... bien.


-Et sinon, c'est quoi ton prénom?
-Sarah.
-Aurais-tu la gentillesse de me pécho, Sarah?